Société

Abdennour Bidar: «Pour une réforme sereine et profonde de l’lslam»

© D.R

Pour Abdennour Bidar, l’indignation des musulmans contre Daech (traduite par le mouvement «Not in my name»), ne suffit pas. Dans une récente lettre ouverte au monde musulman publiée dans l’hebdomadaire Marianne, ce penseur appelle les musulmans à aller plus en profondeur pour faire une autocritique et réformer leur religion.

ALM : Le corps musulman est déchiré en fractions (chiite-sunnite, wahabite-soufi… ). Il souffre de plusieurs maux, mais subit aussi des assauts d’autres civilisations. Comment dans ce contexte convaincre le monde musulman de s’engager dans cette réforme à laquelle vous appelez ?
 

Abdennour Bidar : J’appelle la culture de l’Islam à se réformer parce que je crois que nous devons sortir de l’alternative où nous sommes actuellement enfermés: soit garder l’Islam de la tradition, soit renoncer à la vie spirituelle. Une troisième voie est possible qui est d’imaginer une nouvelle vie spirituelle, un nouveau rapport à l’Islam, plus libre, plus personnel, plus en phase avec notre temps. Un Islam qui reconnaît le droit à chacun d’entre nous de choisir en son âme et conscience le musulman ou la musulmane qu’il veut être – sans jugement d’autrui, sans contrôle des uns sur les autres mais dans une reconnaissance et une tolérance pour la diversité interne de nos rapports à la religion. Je crois en cette évolution parce que c’est ce à quoi aspirent aujourd’hui les jeunes générations : elles veulent un Islam libre, compatible avec la démocratie, les droits de l’Homme, l’égalité des femmes et des hommes, le respect du pluralisme des croyances religieuses et de toutes les convictions. C’est comme cela que j’espère convaincre le monde musulman : non pas en proposant le discours abstrait du philosophe mais en m’adressant directement à l’esprit et au cœur de chaque conscience musulmane, en répondant à ce qu’elle attend elle-même, c’est-à-dire un nouveau rapport à la culture, à la tradition, aux coutumes, un rapport libéré de tous les poids du passé…

A cet égard j’entends souvent des musulmans me dire merci, «vous dites tout haut ce que beaucoup pensent tout bas» et vous nous donnez confiance dans notre droit à vouloir un autre islam qui n’a rien à voir avec le wahhabisme, le salafisme, le traditionalisme, et toutes ces fausses solutions qui voudraient ressusciter un passé imaginaire. Je crois que l’Occident est «sorti de la religion» par la mauvaise porte, celle de l’abandon de la vie spirituelle, et que les musulmans peuvent prendre une voie différente qui serait la régénération d’une vie spirituelle pour le XXIe siècle.
 
Al Qaida, Aqmi, Daech, Al-Nosra… qu’est-ce qui explique la naissance de ces groupes fondamentalistes ? Dans quelle mesure l’Islam est-il devenu un terreau fertile pour ces groupes fondamentalistes ?

On me dit souvent, «vous les Occidentaux ne regardez que les terroristes, mais c’est l’arbre qui cache la forêt». Alors moi je demande : «Mais dans quel état est la forêt ?». Dans quel état est l’Islam dans son ensemble ? Dans quel état moral, social, politique, spirituel ? Je vois que c’est un monde qui souffre de multiples maladies, dont les groupes terroristes ne sont que le symptôme le plus grave, le plus visible. Mais derrière, il y a le traditionalisme, le littéralisme, le dogmatisme, c’est-à-dire tout ce qui transmet une sous-culture religieuse faite de taqlid, de répétition des traditions sans aucune éducation de l’individu à la réflexion personnelle: «Le Coran a dit, point», «la Sunna a dit, point». Tout ce que je dénonce dans mes livres comme une confusion entre Islam et soumission, religion et soumission. Mais Allah ne veut pas des esclaves ! Il veut des rois! Il a demandé aux anges de se prosterner devant Adam, dans la sourate Al Baqara. Et il a élevé Adam au rang de calife, chargé d’administrer l’univers avec justice. L’être humain est «Abderrahmane», «au service de la miséricorde»: c’est lui le roi de la terre qui fait exister la miséricorde divine sur la Terre. Il a été créé avec cette souveraineté et c’est pour cela qu’il est un être spirituellement libre: c’est à chacun de nous de choisir comment il veut servir la miséricorde. «La ikraha fi Din !»
 
Comment ce combat de l’intérieur auquel vous appelez peut–il être initié ? Sur quelle base opérer cette réforme ?

Je suis philosophe, ce qui veut dire que pour moi c’est un combat de fond : au niveau des idées, et du «fond d’écran» de la civilisation de l’Islam. Ce fond d’écran c’est l’ensemble des fondements de notre spiritualité. Voilà ce qu’il faut revoir, il faut tout refonder, tout reprendre depuis le début que chacun relise aujourd’hui le Coran comme s’il venait de lui être révélé. Ne pas laisser quelqu’un d’autre choisir mon Islam à ma place. Refuser les discours de haine, de violence, de guerre, d’intolérance, de soumission et de domination. Entrer, comme le disait au XIIIe siècle le cheikh Al Akbar, Muhyiddin Ibn Arabi, dans une religion de l’amour.
Avez-vous eu des réactions de penseurs musulmans ? y a-t-il eu la mobilisation espérée ? des pistes explorées vers cette réforme ?
Oui beaucoup de musulmans sont touchés par cette lettre. Ils sentent que le moment de l’autocritique est venu, parce que l’autocritique est la porte de la renaissance! Mais il faut que tous ces musulmans osent se mobiliser, osent agir, ne serait-ce qu’au niveau le plus modeste de l’éducation spirituelle qu’ils donnent à leurs enfants, et du modèle qu’ils donnent en société, en faisant la preuve par leur comportement de tous les jours d’une vie spirituelle à la fois riche et ouverte, profonde et tolérante, de telle sorte que, à la fois, l’image extérieure de l’Islam change, et que de l’intérieur ce soit une spiritualité de paix et d’approfondissement qui l’emporte. A cet égard, il y a beaucoup à prendre dans notre héritage soufi : un Islam discret, fait de vertus (générosité, désintéressement, tolérance) et de méditation profonde sur la beauté de l’univers, le mystère du cœur humain et de la présence qui s’y cache. L’Islam n’est pas dans les apparences – le vêtement, la barbe, etc. –, il est dans le secret d’un cœur ouvert aux autres, à la fraternité humaine avec tous nos frères humains de toutes couleurs et cultures.  Il est dans la niya, l’intention de bien agir et de trouver le chemin de la sagesse.
 
Comment cet appel à la réforme de l’Islam peut-il sortir de la sphère des intellectuels et toucher les musulmans dans leur quotidien ?

Parce que, je vous l’ai dit, le véritable intellectuel ou penseur n’est pas celui qui réfléchit de façon abstraite, déconnectée. Non, il dit tout haut ce que les gens pensent tout bas, et il met des mots justes sur ce que chacun ressent confusément en lui-même. C’est pour cela qu’il faut espérer : de plus en plus de musulmans comprennent qu’on ne peut pas revenir en arrière, à une religion du passé. Ils attendent donc des voix qui leur donnent confiance dans ce pressentiment.
 
Que peut apporter le soufisme aujourd’hui au monde et au monde musulman plus particulièrement ?

Le soufisme est le cœur spirituel de l’Islam. Il est à la fois malade et vivant. Il n’échappe pas à la dégradation spirituelle générale de l’islam du passé. Mais il contient toujours des germes de sagesse pour demain. Je prendrais volontiers une image : il y a dans le soufisme des graines de sagesse qui n’ont encore jamais été utilisées, qui sont restées inconnues pendant tous les siècles qui précèdent depuis la naissance de l’Islam. Aujourd’hui les sages ont reçu l’ordre – idhn, la permission divine – de les semer dans les cœurs et dans les sociétés, et nous allons tous être surpris des fruits et des fleurs qu’ils vont donner. Ce sera un nouveau Jardin spirituel que nous n’arrivons même pas à imaginer encore aujourd’hui.
 
Pourquoi cet enseignement reste-t-il méconnu et souvent jugé comme hérétique au sein même de la communauté musulmane? Comment y remédier ?

Il y a des pays musulmans où le soufisme est carrément interdit, d’autres où il est utilisé par le pouvoir politique, d’autres encore où il a perdu sa dimension profonde d’initiation aux secrets de la vie spirituelle. Je ne sais pas comment remédier à tout cela. Mais je reprends mon image précédente : quand une plante a commencé à pousser, elle est capable de soulever et de percer même le bitume le plus dur. Confiance donc, les voies  d’une spiritualité d’amour et de connaissance finiront par l’emporter sur celles de la haine et de l’ignorance.
 
Le Printemps arabe suscitait des espoirs et constituait une occasion pour réformer les sociétés musulmanes. Pourquoi cette expérience a-t-elle échoué selon vous ?

Elle s’inscrit dans un processus de long terme, à l’échelle de décennies et de siècles : le monde musulman est en train, lentement mais sûrement, et au prix de convulsions énormes, de régressions terribles parfois, c’est-à-dire de tragiques retours en arrière, de s’arracher tout de même à son passé, et de cheminer vers ce que mon ami le penseur Souleymane Bachir Diagne appelle l’équilibre entre la fidélité et le mouvement, l’équilibre entre le recueillement des héritages et l’invention de l’avenir. Ayons confiance, et essayons d’assumer chacun sa part de responsabilité dans cet immense processus en cours !

Biographie

Abdennour Bidar est un philosophe et écrivain français né le 13 janvier 1971 à Clermont-Ferrand. Agrégé de philosophie, issu de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, docteur en philosophie. Abdennour Bidar a écrit cinq ouvrages consacrés à la philosophie de la religion. Il y livre sa vision de la possibilité de vivre la «crise du sacré» de manière positive, par-delà les divisions héritées entre Orient et Occident, religion instituée et spiritualité personnelle.

2004                : Publication d’un premier ouvrage  «Un Islam pour notre temps» (Seuil)

5 avril 2013      : Il est nommé membre de l’Observatoire de la laïcité, installé par le président de  la République François Hollande.

été 2014           : Il a été le producteur et le présentateur de l’émission France Islam : questions croisées sur France Inter.

3 octobre 2014 : Il appelle le monde musulman à se réformer dans une lettre ouverte publiée sur l’hebdomadaire «Marianne».

 

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