Entretien avec Abderrahmane Ait Hamou, ingénieur agronome, président de l’Association internationale de Cactus
La cochenille, un terme redondant depuis plus dix ans et qui continue de résonner encore dans les tympans des chercheurs et agriculteurs dont la production de cactus continue d’être ravagée par cet insecte parasite des plantes qui détruit un nombre important d’hectares de cactus dans plusieurs régions du Royaume. Pour jeter la lumière sur cette filière, Abderrahmane Ait Hamou, ingénieur agronome et président de l’Association Internationale de Cactus, nous livre l’état des lieux de la lutte contre la cochenille, les moyens pour endiguer sa propagation et l’intérêt de la coopération internationale.
ALM : Vous vous intéressez particulièrement à la filière apicole mais également à la filière du cactus. Quelle est la situation actuelle du cactus au Maroc ?
Abderrahmane Ait Hamou : Actuellement la filière du cactus est en phase de redressement après la pandémie de la cochenille qui a détruit la majorité des plantations au niveau de toutes les régions. Le premier foyer de ravageur a été déclaré à Sidi Bennour en octobre 2014. Malgré le programme national de lutte contre la cochenille, cette dernière a pu envahir toutes les régions pour arriver en 2021 à la province d’Al Hoceima, menaçant ainsi une des excellentes variétés de figues de barbarie : la variété Dellahia qui avait bénéficié en 2016 du Label IGP. Donc après cette crise qui a duré presque une décennie, la filière est actuellement en phase de redressement : des nouvelles plantations sont en cours d’installation dans différentes régions, par le ministère de l’agriculture mais aussi par les agriculteurs.
Quels sont les moyens de lutte contre la cochenille du cactus et quelles sont leur efficacité ?
Différents moyens sont utilisés pour lutter contre la cochenille. Ils diffèrent par leur technique, efficacité mais aussi par leur coût. La lutte mécanique par exemple consiste à l’arrachage des plantations ou le découpage des cladodes atteintes qui seront ensuite brûlées ou enterrées. Elle est utile dans les cas de foyers ponctuels et peu pratique à grande échelle. Elle est relativement coûteuse car elle exige la mobilisation d’engins. Ces derniers, s’ils ne sont pas désinfectés après usage, peuvent contribuer à la dissémination de la cochenille dans des lieux sains. La lutte chimique consiste, pour sa part, en la pulvérisation d’insecticides systémiques et de contact. La lutte est efficace en début d’infestation et contre les jeunes stades (nymphes) et moins efficace contre les cochenilles protégées sous leur bouclier cireux. Je ne préconise pas cette technique car elle comporte des risques de toxicité pour la faune utile (abeilles, coccinelles). Pour éviter ces pesticides chimiques, des solutions alternatives et agro-écologiques peuvent être envisagées : utilisation de savons noirs ou d’huiles végétales pour étouffer les cochenilles ou tout simplement, comme certains agriculteurs le font, application de jets d’eau sous pression pour décrocher les cochenilles. Une lutte biologique est également à prendre en considération. Elle utilise des ennemis naturels prédateurs de la cochenille. L’expert entomologiste marocain Dr Rachid Bouharoud a démontré, en collaboration avec la société SAOAS (Agadir) et la fondation Dar Si Hmad (Sidi Ifni), l’efficacité de cette technique. Les espèces de coccinelles utilisées sont Cryptolaemus montrouzieri et Hyperaspis trifurcata. Enfin, la plantation d’espèces de cactus résistant n’est pas à écarter. Certaines espèces de figuier de barbarie sont résistantes à la cochenille. Elles n’ont pas été détruites par le ravageur. Ces variétés sont actuellement utilisées dans les nouveaux programmes de plantation.
Ces différents moyens doivent être combinés. Notre pays a développé une excellente expertise appelée Plan de lutte intégrée (IPM). Dr Mustapha El Bouhssini, un autre entomologiste de renommée internationale, et chercheur à l’Université Mohammed VI Polytechnique, a démontré, lors du dernier congrès international de cactus tenu cette année en Espagne, l’intérêt de cette stratégie intégrée pour gérer ce ravageur redoutable. L’IPM combine plusieurs moyens de lutte, à savoir : Surveillance et prévention, contrôle biologique, bio-pesticides naturels, Intervention mécanique, bonnes pratiques agricoles et lutte chimique raisonnée.
Combien d’hectares ont été touchés par la cochenille ?
En l’absence de statistiques officielles, il est difficile d’évaluer avec certitude la superficie exacte ravagée par la cochenille, mais selon nos observations et un réseau d’agriculteurs, la superficie perdue serait de l’ordre de 90 à 95 % de la superficie totale nationale estimée elle-même à 150 mille hectares. En effet, les pertes sont énormes et ont touché pratiquement toutes les régions du Royaume, notamment les grandes zones de production comme Ait Baamrane, Rehamna, Bejaad, Al Hoceima et d’autres. Les seules plantations qui ont échappé sont limitées à des vergers dont les propriétaires ont pu contrôler la cochenille. La zone d’Akermoud (nord d’Essaouira) a aussi échappé car elle est dominée par une des variétés résistantes.
Quid de la production annuelle ?
Avant la pandémie, avec des rendements moyens de 10 tonnes par hectare, la production annuelle nationale était de l’ordre de 1,5 million de tonnes, mais 40 à 50 % de cette production n’est pas récoltée (vague de chaleur, accès difficile aux vergers..). Actuellement, il est difficile d’estimer notre production faute de statistiques officielles fiables relatives aux superficies en production et aux rendements moyens.
Quels sont les résultats du programme de multiplication de cactus résistants à la cochenille ?
Ce programme est conduit par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) qui a installé plusieurs plateformes dans différentes régions du Royaume. Les raquettes ainsi produites sont utilisées pour produire des plants en sachet. Les plants sont mis à la disposition des entreprises chargées par les directions provinciales de l’agriculture de l’exécution de programmes de plantation. Nous n’avons pas de données sur la capacité de production de ces plateformes mais une chose est sûre, les besoins des agriculteurs dépassent de loin les quantités produites par l’INRA.
Quelles sont les clés pour protéger le cactus ?
Il faut réussir la protection de cette noble culture dont l’importance n’est pas à démontrer ! La première clé de réussite est «l’agriculteur-producteur» qui doit changer sa vision traditionnelle de cette culture. Pendant longtemps, le figuier de barbarie a été considéré comme une culture marginale qui ne nécessitait pas le moindre entretien. On ne s’approche du cactus que lorsqu’il a des figues de barbarie, comme dit le proverbe mexicain. Il est donc temps de changer cette attitude et que nos agriculteurs sachent que le figuier de barbarie, comme tous les autres arbres fruitiers, exige une conduite culturale adéquate (densité appropriée, fertilisation, taille, éclaircissement …). Je crois que notre filière évolue dans ce sens. Je suis très content de voir émerger dans plusieurs régions des vergers modernes : des jeunes agriculteurs qui arrivent à défier la cochenille en appliquant les bonnes pratiques agricoles spécifiques à cette culture. La deuxième clé de réussite est l’organisation de la filière de cactus. A l’instar de l’escargot, l’abeille, l’arganier et le safran, il est temps de créer la Fédération interprofessionnelle de cactus. C’est au sein de cette structure professionnelle que toutes les contraintes de la filière pourront être allégées. La troisième clé de réussite est l’encouragement de la recherche-développement et de l’innovation au niveau des trois mailles de la filière (production, valorisation et marketing).
Qu’en est-il de la situation de cactus au niveau international ? Existe-t-il une coopération pour faire face à la cochenille ?
Dans un contexte de changement climatique marqué notamment par une sècheresse de plus en plus fréquente, nous constatons un intérêt croissant pour la culture de figuier de barbarie que la FAO avait qualifié en 2017 comme la plante du futur. Le Mexique, le Brésil, le Maroc et la Tunisie sont parmi les plus grands producteurs mais la culture occupe des superficies importantes dans plusieurs pays, notamment dans la région méditerranéenne et dans les zones arides et semi arides. Aucune région n’est à l’abri de la cochenille. C’est un défi mondial qui impose une coopération entre les pays où le figuier de barbarie joue un rôle écologique et économique crucial. Le réseau international de la coopération technique sur le cactus (FAO-ICARDA-CactusNet), créé en 1993, est très actif dans le domaine de la diffusion du savoir et le transfert de technologies. En plus de ses multiples publications, ce réseau a organisé plusieurs rencontres scientifiques consacrées à la problématique de la cochenille. En 2023, un atelier international s’est tenu à Marrakech afin de renforcer les capacités de surveillance et de gestion des cactus et de la cochenille en Méditerranée et au Moyen-Orient. Cet atelier a connu la participation de plusieurs pays dont la Tunisie, la Jordanie, l’Égypte, la Syrie, l’Arabie Saoudite, la Palestine, le Liban, Oman et l’Éthiopie. Au mois de mai dernier, CactusNet a organisé son onzième congrès international de cactus aux îles Canaries. La participation de notre pays était remarquable. L’expérience marocaine dans le domaine de la lutte intégrée contre les ravageurs a été présentée par différents experts venant de prestigieuses institutions comme l’UM6P (Benguerir), INRA (Agadir), Université Ibn Zohr (Agadir), Domaines Agricoles (Meknès)… Enfin, CactisMundis, notre Association Internationale de cactus (basée au Portugal), offre plusieurs services à ses membres dont les techniques de lutte contre la cochenille.














