Le secrétariat général de l’UNFP a rendu public un communiqué, juste après l’accident provoqué contre Mehdi Ben Barka, le vendredi 16 novembre 1962. Ce communiqué a souligné, entre autres, que Mehdi faisait systématiquement l’objet de filatures policières après son retour au Maroc. Ces filatures ont d’ailleurs fait l’objet d’une lettre ouverte adressée par feu Mehdi Ben Barka au directeur général de la Sûreté nationale. Le secrétariat général du parti a également rappelé qu’une opération similaire avait été exécutée, exactement quinze jours auparavant, le vendredi 2 novembre, mais elle avait échoué car le véhicule de "la brigade spéciale" a heurté un camion.
Le communiqué ne s’est pas empêché de faire le lien entre cette tentative d’assassinat et le début de l’ère constitutionnelle.
Si Abderrahim Bouabid était en route de Rabat vers Casablanca. Et au niveau du pont d’oued Cherrat, près de Bouznika, il a remarqué un attroupement de paysans autour d’un véhicule accidenté. Il ne pensait pas qu’il s’agissait, en fait, de la voiture de Mehdi Ben Barka. Il a donc continué sa route vers le siège du secrétariat général du parti où Ben Barka devait être déjà arrivé. Alors que les membres du secrétariat général attendaient Mehdi Ben Barka pour débuter la réunion, la nouvelle est tombée comme un couperet. Immédiatement, le communiqué a été rédigé où le secrétariat général accusait clairement la Sûreté nationale de la tentative de liquidation physique d’un de ses membres.
Muni de plusieurs exemplaires de ce communiqué, je me dirigeais, à la tombée de la nuit, chez des journalistes et correspondants étrangers pour leur remettre le document. Au niveau du café Balima, avenue Mohammed V, j’ai rencontré un ami qui m’a demandé ce qui est réellement arrivé à Mehdi Ben Barka. Cet ami avait lu une petite information au sujet de l’accident en la Une du journal "Akhbar Addounia" de Mustapha Alaoui, directeur de l’actuelle publication "Al Ousboue Assiyassi".
Que disait le journal "Akhbar Addounia", mis en vente deux heures et demie après l’agression et daté du samedi 17 novembre 1962? "Nous avons appris, alors que nous mettions sous presse, que le professeur Mehdi Ben Barka a été blessé à la tête après un accident de la circulation, entre Rabat et Casablanca, alors qu’il était à bord d’une voiture Volkswagen".
Le lecteur pouvait croire, en lisant cette information, que la voiture Volkswagen a eu un accident tout à fait banal alors qu’elle roulait entre Rabat et Casablanca. Celui qui a soufflé cette information à Mustapha Alaoui ne lui a pas précisé que la Volkswagen était poursuivie par une autre voiture, appartenant à la police ou pas, et qui n’a pas quitté le véhicule de Mehdi Ben Barka d’une semelle, et ce de sa maison jusqu’au pont d’oued Cherrat.
Ce qui est bizarre, c’est que la version du journal de Mustapha Alaoui est la même que celle développée par le colonel Oufkir, deux mois plus tard, devant le tribunal provincial de Rabat, le mardi 15 janvier 1963, alors qu’il comparaissait comme témoin pour réponde aux questions de l’avocat du journal "Attahrir" dans l’affaire de "l’accident de la Volkswagen". Le directeur de la Sûreté nationale a dit qu’il ignorait si une Peugeot 403 se trouvait sur les lieux de l’accident. Pour lui, s’il devait y avoir effectivement un véhicule, il s’agirait d’une Jeep car la surveillance sur la route de Rabat à Casablanca était assurée par la Gendarmerie royale. Car Oufkir a reconnu que "Mehdi Ben Barka, entre autres, faisait l’objet d’une surveillance policière systématique". C’est une reconnaissance implicite que la voiture qui surveillait les déplacements de Mehdi Ben Barka était réellement celle de la police.
"Akhbar Addounia" qui s’est empressé de parler de "l’accident de Mehdi Ben Barka", dans son numéro 52 daté du 17 novembre 1962, a préféré ne plus jamais traiter ce sujet et ses conséquences, notamment les graves accusations formulées par le secrétariat général de l’Union contre les services de la sûreté nationale et spécialement à l’égard de "la brigade spéciale".
Quant au journal "Attahrir", il a souligné dans son numéro daté du 19 novembre 1962, c’est-à-dire trois jours après la tentative d’assassinat, que ni le gouvernement ni la Sûreté nationale n’ont pris la peine de procéder à une enquête pour tirer cette affaire au clair. Admettons qu’ils n’ont aucune relation avec cet accident provoqué, comment se fait-il qu’ils n’ont rien fait pour identifier les agresseurs alors qu’ils ont reconnu que Mehdi Ben Barka faisait l’objet d’une étroite surveillance. Ils pouvaient au moins porter secours à des citoyens blessés à la suite d’un accident, indépendamment de l’identité de ces citoyens.
En réalité, ceux qui ont commis cette agression sont connus des services de sécurité. Parmi eux, il y avait un certain Ouzzine, un policier qui a disparu de la circulation au même titre que les autres personnes qui l’accompagnaient dans la Peugeot 403, laquelle voiture n’a jamais plus stationné devant le domicile de Mehdi Ben Barka de Douar Jamaâ à Rabat.
La mission de ces individus était-elle de faire disparaître définitivement Mehdi Ben Barka, ou voulaient-ils seulement le blesser pour le contraindre à s’absenter de la scène politique, le temps de la campagne référendaire ? Si tel était leur but, alors on peut dire que la mission des quatre individus de la Peugeot 403 blanche a été accomplie cinq sur cinq, puisque Mehdi Ben Barka a été effectivement obligé de s’éloigner, physiquement, de la bataille du boycott du référendum. Le chauffeur "Ouzzine" est réapparu une année plus tard, quand il s’est rendu au tribunal pour assister à un procès politique, avec d’autres policiers occupant les premières places de la salle d’audience. Le procès des personnes soupçonnées d’avoir participé à ce qu’on a appelé "le complot du 16 juillet" a débuté le 23 novembre 1963. Je faisais personnellement partie des accusés dans cette affaire. Dans la salle, j’ai reconnu le chauffeur "Ouzzine", et j’ai voulu que Mehdi Alaoui (qui était présent lors de l’accident d’oued Cherrat) puisse l’identifier. Mehdi Alaoui s’est approché de lui et a dit: "Où est la Peugeot ?". Le policier a été pris de panique et a dit : ce n’est pas moi! ("Machi ana"). Il a quitté la salle et on ne l’a plus jamais vu dans les séances du procès. Un jour, il s’est présenté à moi, alors que je tenais un guichet de Bank Al-Maghrib et lui voulait changer un billet de 500 francs français. Je lui ai demandé une pièce d’identité. Il a hésité et comme il semblait avoir besoin d’argent, il a fini par remettre une carte professionnelle de la police et c’est ainsi que j’ai découvert son nom : "Mohand Ouzzine".
• Traduction : Abdelmohsin El Hassouni