Il m’arrive souvent de céder au découragement et de penser que, désormais, seul un autre miracle pourra sauver l’Algérie d’un long déclin. S’il venait à se concrétiser, il faut simplement espérer que tout le pays déciderait de soigner ses maux les plus anciens et de se montrer digne de la nouvelle chance qui lui est offerte.
Rencontre sur le chemin
de la guerre civile
Avril 1984. Dans la Fiat 131 qui roule vers Agler, nous sommes quatre élèves officiers de l’Enita. Permissionnaires en tenue de sortie réglementaire, nous nous rendons à la consultation de chirurgie dentaire de l’hôpital militaire Maillot, à Bab el-Oued. La journée est indécise, ni les nuages ni le ciel bleu n’arrivent à prendre le dessus, mais notre humeur est bonne. La radio passe et repasse All Night Long de Lionel Richie et surtout nous échappons pour quelques heures à l’ambiance pesante de l’école. Un bol d’air frais qui vaut bien un quart d’heure de souffrance sur le fauteuil d’un dentiste. La circulation sur la route « moutonnière » – c’est ainsi que l’on appelle la route qui longe le front de mer – est dense et le conducteur, un élève de quatrième année, décide de passer par les hauteurs en coupant par le quartier de Kouba puis par ceux d’El Biar et de Bouzareah. C’est un choix malheureux. Au pied de la colline de Jolie-Vue, une foule compacte et en mouvement bloque le passage. Des centaines de barbus, visages graves et pas décidés, descendent en silence la rue étroite. Engoncés dans nos vareuses à l’étoffe grossière, nous préférons rester à l’intérieur de la voiture, les vitres relevées et l’air faussement détaché. Les « frérots » qui passent ricanent ou haussent les épaules. Certains détournent la tête avec moue de dégoût. Nous saisissons des mots tels hnucha (serpents), kla’ab (chiens) ou SM (sécurité militaire), que nous faisons mine de ne pas entendre. Alors que ce flot inattendu commence à se tarir, un colosse roux s’immobilise devant la voiture. Il est habillé d’un kamiss sur lequel il a passé un épais blouson de cuir noir. Les mains sur les hanches, le regard de feu, il attend visiblement que l’un de nous ait l’inconscience de sortir de la Fiat. Au bout de longues minutes, d’autres barbus finissent par l’entraîner. « Tu n’as pas besoin de te salir les mains », semblent-ils lui dire en forçant leurs gestes de désapprobation.
Nous sommes atterrés. D’habitude, l’uniforme nous vaut des passe-droits et, parfois même, des regards craintifs et respectueux.
Une casquette posée bien en vue sur la lunette arrière d’un véhicule, et le stationnement devient possible dans n’importe quel endroit de la ville. Une tenue de sortie, même sans galons, et la longue file d’attente à la poste ou au souk-el-fellah (magasin d’Etat) peut être doublée sans que cela entraîne la moindre protestation. Pendant le reste du trajet, nous demeurons silencieux, méditant chacun de son côté sur les raisons possibles de l’irruption d’une telle masse. Coupés du monde dans notre école à internat obligatoire, nous ne savons pas que c’est l’enterrement du cheikh Abdellatif Soltani, l’une des plus grandes figures du mouvement islamiste algérien, qui vient d’avoir lieu. Plus tard dans la soirée, les radios étrangères nous apprendront que des affrontements violents ont opposé islamistes et forces de l’ordre non loin du cimetière.
L’irrésistible ascension de la vague islamiste
Se faire heurter par une foule est une expérience désagréable. Ce n’est pas comme lorsque l’on en fait partie ou que l’on cherche à la rejoindre : dans ce cas, on se sent fort et solidaire des autres. Mais, au pied de la colline de Jolie-Vue, j’ai eu la sensation d’être submergé par une vague surgie d’un cauchemar d’enfance qui, un été, avait empoisonné mes nuits en transformant la montagne sombre du Chenoua en un immense raz-de-marée. J’aime ce terme de « vague».
Les nationalistes l’ont souvent utilisé pour décrire leur mouvement et je trouve l’image très pertinente. Certes, elle fait référence à une force inéluctable – et c’est bien ce qui a séduit les nationalistes -, mais je pense qu’il y a aussi une autre idée, celle du contrôle impossible. Qui pourrait diriger une vague ? On l’accompagne, on se laisse guider par elle, au besoin on la chevauche jusqu’au bout, mais c’est elle qui impose sa loi et qui choisit sa direction. Cette image, toutefois, laisse également entrevoir l’inévitable essoufflement du mouvement, voire son échec en cas d’interruption ou de non-renouvellement. Qu’est-ce qu’une vague sans celles qui la précèdent et celles qui lui succèdent ?
A la fin des années 1980, alors que je débutais dans le journalisme, j’ai beaucoup utilisé ce terme pour décrire l’inexorable montée de l’islamisme, repensant quelquefois au flot ininterrompu des barbus de Kouba et tentant de balayer le souvenir quelque peu honteux de l’incrédulité naïve dont j’avais alors fait preuve.
Quel réveil ç’avait été! Quelle gifle ! Par le hasard d’une permission et d’un embouteillage, j’avais découvert qu’il était impossible d’ignorer cette autre Algérie, de croire qu’elle s’était miraculeusement envolée. Ils étaient toujours parmi nous. Les « frérots » du lycée avaient grandi ; ils étaient devenus plus nombreux et visiblement plus insolents. « Le jour où les barbus vont se réveiller… » est une phrase que j’ai souvent entendue dans les années 1970. Il y avait en elle à la fois du fatalisme et de la désinvolture, mais aussi le secret espoir de conjurer le mauvais sort. Comme si la menace devait finir par disparaître d’elle-même ou par s’atténuer. En somme, un nouveau miracle…
« Ils vont tous nous manger », a été le commentaire lapidaire du dentiste, un capitaine, auquel nous avons conté notre rencontre inattendue. En fait, il ne faisait que résumer un sentiment bien ancré au sein d’une bonne partie de la population : celui que le pouvoir finirait tôt ou tard par revenir aux religieux. Déjà au lycée El-Mokrani de Ben Aknoun, pareille prédiction était fréquente. Dans ma classe, à la fin des années 1970, de la seconde à la terminale, les « frérots » n’étaient guère nombreux. Ils ne faisaient pas bande à part mais ne cherchaient pas trop à nous entraîner avec eux, bien qu’ils se plussent à jouer les moralisateurs. Avec les filles, leur attitude restait ambiguë. Bien sûr, ils s’interdisaient de leur serrer la main, mais ils n’allaient pas jusqu’à refuser de leur adresser la parole, comme ce serait le cas dans bien des lycées et des collèges à partir de la fin des années 1980. Durant nos interminables parties de football, ils se distinguaient en portant un pantalon de survêtement sur lequel ils passaient un short ample « pour cacher les parties ». Nous aimions les provoquer sans véritable méchanceté. Notre farce favorite consistait à glisser des revues pornographiques dans leurs cartables ou à leur raconter nos beuveries, en réalité imaginaires, ce qui avait le don de les faire fuir, la mine faussement épouvantée. Mais ces moqueries n’effaçaient pas l’oppressant sentiment que le temps travaillait pour eux. Personne n’ignorait leur capacité d’organisation, leur solidarité, et ils enfonçaient le clou en affichant la certitude tranquille qu’il leur reviendrait un jour de sauver le pays. Malgré cela, je pense que nous ne les avons pas suffisamment pris au sérieux. Il aurait fallu être plus vigilants, moins insouciants, mais en avions-nous les moyens ?