Au gré des circonstances, il est tantôt Boumediène, tantôt De Gaulle, quelquefois Che Guevara, souvent monarque, fréquemment dictateur, parfois tous ces personnages à la fois sans qu’on sache où se trouve Bouteflika dans cette procession d’idoles qui peuplent son esprit. Il prend d’autant plus le risque de se trahir qu’il ne maîtrise pas son discours : l’homme semble s’exprimer plus par ses hormones que par son cerveau.
A Alger, en ce début d’année 2000, le bruit fait rapidement le tour des chancelleries : à la tête du pays il y aurait un prophète illuminé.
Abdelaziz Bouteflika ne fit rien pour démentir la rumeur. Il multipliera les sorties narcissiques avec un bonheur à chaque fois renouvelé. « Je crois que vous trouverez difficilement quelqu’un qui soit aussi rapide que moi, déclare-t-il dans un prestigieux quotidien anglais. Moi et les partis algériens, nous ne fonctionnons pas à la même vitesse. Je crois que je vais un peu plus vite et M. Jean-Pierre Elkabach a dit que, quelque part en France, on pensait de moi que je donnais le vertige. »
Devant Jean-Pierre Elkabach, justement, qui lui demandait la date de formation d’un prochain gouvernement, il n’hésite pas à s’identifier aux grands auteurs de romans policiers : «Quand Simenon ou Agatha Christie font un peu de suspense, vous trouvez que c’est très élégant et c’est très charmant sur le plan intellectuel. Quand c’est moi qui fais un peu de suspense, vous pensez qu’il y a crime.»
Le prophète est intarissable sur ses mérites : «Je ne sais pas si je bouscule trop de tabous.Mais dès que j’en vois un, je ne résiste pas à l’envie de le remettre en question. C’est tellement dur de changer des mentalités qui ont été façonnées sous le règne de l’Etat-providence.» Il en finit par se persuader lui-même: « Je suis en train de réhabiliter l’Etat et je suis en train de mettre l’Algérie sur les exigences de l’an 2000, c’est-à-dire une nécessaire et inévitable modernisation.»
Le président participe à la construction du mythe du rédempteur, et trouve une opinion réceptive aux légendes spontanées.
Les intégristes islamistes seront les premiers à s’apercevoir que derrière cette imposture il y avait une opportunité politique à saisir : la concorde nationale qui doit les réhabiliter aux yeux d’une opinion marquée par leurs crimes doit beaucoup à leur adresse dans l’art de flatter le président mégalo.
Car la gravité de la situation n’effraie évidemment pas le nouvel élu Bouteflika : «En arrivant au pouvoir j’ai trouvé une Algérie complètement, complètement défigurée. Complètement salie. Salie. Il n’y a pas de mots plus forts je crois. Il me fallait trouver une formule pour donner une image différente de l’Algérie.» Mais que les Algériens se rassurent, le timonier est à la barre : «Si vous avez un chef, il est là pour régler les problèmes », se fait-il un devoir de leur rappeler.
Bouteflika se plaît dans l’infinie parodie du pouvoir : il est de toutes les conférences et, pour le seul dernier semestre de 1999, il n’accorde pas moins d’une centaine d’interviews à la presse étrangère, la plupart diffusées en parallèle en Algérie.
Il prend le risque de trop parler, donc de trop promettre, mettant à dure épreuve la capacité de l’Etat à tenir des engagements emphatiques. Bouteflika provoquera le discrédit et l’illusion. Le discrédit pour le prestige de l’Etat, l’illusion chez les citoyens persuadés que le Père Noël est enfin arrivé avec le pain et la paix.
Bouteflika gagnera très vite un sobriquet : «Le président de la parole». La formule, en plus de n’être pas très élogieuse pour le premier magistrat du pays, renseigne sur l’érosion de l’autorité présidentielle aux yeux de journalistes étrangers revenus des belles phrases dont le chef de l’Etat algérien aimait à les inonder. Il l’apprend de la bouche d’une journaliste française et s’en offusque : «Oh, Madame, le président de la parole, dites-vous ? Et bien ce président de la parole, il a promis de régler le problème du Service national, il l’a fait. Le président de la parole a promis d’amener la paix et la sécurité. Je crois que c’est en train de se faire, et vous ne pouvez pas ne pas le constater. Le président de la parole a promis de relever l’Algérie, de donner à l’Algérie une place dans le concert des nations, je crois que vous ne pouvez pas dire le contraire. Le président de la parole a promis de changer l’image de marque de l’Algérie à l’extérieur et je vous mets au défi de me dire que l’image de marque de l’Algérie n’a pas changé. Le président de la parole a libéré quelque chose comme 5 000 prisonniers et il est en voie de libérer encore 5 000 autres. Le président de la parole a épuré le champ des walis, et ce n’est pas peu dire. Le président de la parole a épuré, aussi, le champ des chefs de daïra, c’est-àdire les sous-préfets, et ce n’est pas peu dire.
En six mois, vous avez déjà fait beaucoup d’avancées, c’est ce que vous voulez dire ? »
Bien entendu, dans sa frénésie à vouloir s’attribuer tous les mérites, Bouteflika oubliera de préciser qu’il n’était pas l’auteur de cette décision populaire de «régler le problème du Service national», c’est-à-dire de dispenser des dizaines de milliers de jeunes gens de cette obligation civique : le mérite en revenait à l’état-major de l’Armée et au président Liamine Zeroual qui a accepté d’en différer l’annonce de façon à en faire profiter son successeur. Quant à «la paix et la sécurité» et surtout «l’image de marque de l’Algérie à l’extérieur», il fallait des dons de magicien, dont il était seul à disposer, pour les voir apparaître au sixième mois de l’élection ! Mais la presse internationale se plaisait à l’écoute des fables sans prêter crédit au fabulateur.
Le président bavard perdra aussi beaucoup de la considération de ses ministres.
«Quand Bouteflika parle au téléphone, il reste parfois deux heures, parfois plus, assure l’ancien Premier ministre Ahmed Benbitour. A la fin de la conversation, il oublie systématiquement le motif pour lequel il vous a appelé. Au début, les ministres sommés de s’expliquer au téléphone par le président sur un dossier étaient embarrassés et se fourvoyaient dans des explications souvent laborieuses. Puis ils ont fini par comprendre le personnage : il suffisait de le laisser parler tout son saoul, écouter ses admonestations, accepter ses retours sur l’histoire, acquiescer à ses exploits du temps où lui-même était ministre, approuver ses opinions sur tout…
A la fin, Bouteflika aura oublié le reproche qu’il avait à vous faire et raccroche de lui-même. Le ministre incriminé aura perdu deux heures de stériles bavardages, mais aura aussi échappé aux sanctions.
C’est ainsi qu’on a fonctionné durant une année.» Le président adore converser au téléphone avec ses relations féminines, parmi lesquelles la chanteuse Amel Wahby ou la femme d’affaires Soraya Hamiani, innombrables interlocutrices qui usent du temps présidentiel pour le convertir en avantages matériels, en contrepartie de l’illusion qu’elles procurent au chef de l’Etat d’évoluer dans un harem téléphonique. Les nymphes du répondeur présidentiel ont souvent été au centre des scandales qui ont éclaboussé le mandat de Bouteflika : Amel Wahby dans celui de Khalifa, Soraya Hamiani dans celui de La Baigneuse, cette statue volée dans un parc public et qu’on a retrouvée dans son jardin!
La dame sera sauvée par le président. Un innocent fera de la prison à sa place.