Les hôtes étrangers apprendront, eux aussi, à tendre l’oreille à Bouteflika sans forcément l’écouter. Le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, raconte cette cocasse sortie du président algérien à Paris lors d’une réception offerte par Jacques Chirac : «Bouteflika, m’apercevant, me prend les mains, les garde, se tourne vers Chirac et lui dit : “Savez-vous ce qu’a fait Jean Daniel pendant les négociations d’Evian ? Rendant compte des pourparlers sur le sort des pieds-noirs, il a consacré deux pages entières à Louis Joxe, alors que son ami Saâd Dahlab était tout de même sur ce sujet, le chef de la délégation algérienne… Ce jour-là, on a vu qu’il était peut-être l’ami de Saâd Dahlab, mais qu’il était surtout l’ami de Louis Joxe !” Personne dans notre groupe ne comprend de quoi il s’agit.
Le président algérien est manifestement le seul à se souvenir de cette période et surtout de ce genre de détails.
Mais qu’a voulu dire Bouteflika ? Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de cette évocation ? Personne ne le sait, ni ne s’en soucie. »
Jean Daniel aura le loisir, quelques mois plus tard, de s’abasourdir des capacités du président pour la désinvolture lorsque Bouteflika qualifiera, devant lui, le général Lamari, chef d’état-major, de «gros plein de soupe».
Bachir Boumaza, qui fut président du Sénat sous Bouteflika et qui, à ce titre, fut souvent mis dans les confidences des chancelleries, confirme le peu de crédit qui entourait le président de la République: « Il n’est pas respecté par les chefs d’Etat étrangers en raison de son comportement épouvantablement puéril, sa façon notamment de parler de la cuisine interne du pouvoir algérien, de livrer des secrets d’appareils, de calomnier les généraux et ses ministres…
Les hôtes étrangers étaient terriblement gênés par ces inconduites qui ne rassuraient pas sur le personnage. Bouteflika voulait un surcroît d’admiration, il ne gagnait au final qu’un surcroît de déconsidération.»
Cette conception légère des relations entre Etats éclaire, pour une grande part, sur le peu de confiance qu’ont témoigné les investisseurs étrangers envers l’Algérie. Comment ne pas se méfier d’un pays dont le premier dirigeant a des propos si peu rassurants ? « Le terrorisme n’explique pas tout dans le fait que les hommes d’affaires occidentaux et même arabes ont boudé l’Algérie pendant le mandat de Bouteflika, confirme l’ancien ministre et diplomate Abdelaziz Rahabi qui fut ambassadeur à Madrid. Les plus grandes entreprises américaines se sont installées en Algérie du temps de Zeroual…
Et en 1996, c’est-à-dire en pleine apogée de l’insécurité dans le pays, l’Algérie a obtenu de la part de l’Espagne un crédit commercial de 850 millions de dollars. Nous n’avons plus arraché pareille enveloppe. José-Maria Aznar a rendu deux fois visite à Bouteflika sans engagement concret. La crédibilité d’un Etat ne se mesure pas à ses épanchements, mais aux garanties qu’il donne. »
En 2003, l’Algérie de Bouteflika était classée à la 74e place des pays les plus attractifs pour les investissements étrangers, loin derrière la Tunisie, le Maroc et l’Egypte. «La corruption dans les administrations et le système judiciaire constituent une entrave aux affaires en Algérie», note un rapport du Femise sur la situation économique des pays de la Méditerranée, qui prend soin de préciser que la Tunisie, le Maroc et la Jordanie sont épargnés par le phénomène.
En décembre 2003, le Conseil national économique et social (CNES) dresse un tableau noir de l’économie algérienne dans l’Algérie de Bouteflika : le chômage y est de 27,3 % de la population active ; l’investissement public y stagne ; le poids des hydrocarbures reste dominant. En dépit de réserves financières sans précédent accumulées grâce aux augmentations successives du prix du pétrole sur le marché international, la précarité économique frappe toujours les Algériens. Sans projet réel, Bouteflika ne sait comment investir l’argent amassé. « L’opinion attend légitimement de voir cette aisance se transformer en richesse durable, plus équitablement répartie », affirme Mohamed-Salah Mentouri, président du CNES. Le constat que l’expert fait de l’économie algérienne sous Bouteflika est sévère : «Le pays reste confronté à une plaie énorme représentée par le chômage de masse, que seule une croissance élevée, saine et soutenue peut espérer ramener à des proportions plus réduites. »
L’Algérie, sous Bouteflika, doit de survivre aux puits de pétrole qui fournit 98 % des recettes d’exportations et, de patienter, aux intarissables puits de paroles présidentielles.
L’Etat algérien va encore se déconsidérer en laissant toute la place au prophète. Dans un système divin, que faire, en effet, des saints ? Bouteflika va castrer l’Etat en niant toute prérogative aux Chefs de gouvernement, aux ministres et aux députés. Pendant cinq ans, l’Algérie fonctionnera sans autre Exécutif que la seule personne du président Bouteflika !
Dès l’été 1999, la couleur est annoncée. A Olivier Mazeroles qui lui suggérait de laisser parler les généraux pour que soit connue leur position envers le nouveau président, il a cette sèche réponse :«Non. Il n’y a que moi qui ai le droit à la parole. »
En arrivant au pouvoir, Bouteflika trouve un gouvernement dirigé par Smaïl Hamdani, dont il qualifie très vite les ministres de «membres du gouvernement qui ne font pas grand-chose».
Le successeur de Hamdani, Ahmed Benbitour, ne bénéficiera pas de davantage de considération. Pour avoir osé voir des similitudes entre le programme de ce dernier et le discours de Bouteflika, le journaliste d’Europe 1 se fera sèchement rappeler à l’ordre : « C’est mon programme. Il n’y a pas de programme de Benbitour. Ce n’est pas un programme très proche du mien, c’est mon programme à moi. Il ne peut être que le mien. » Ahmed Benbitour finira par jeter le tablier le 26 août 2000, à peine huit mois après avoir pris ses fonctions.
Il n’avait pas admis que le chef de l’Etat méprisât le gouvernement et le Parlement en signant d’autorité une ordonnance sur les privatisations, sans aucune concertation préalable.
« Il n’y avait aucun moyen d’éviter la démission, explique Benbitour. Entre le chef de l’Etat et moi, il y avait une divergence fondamentale dans la conception qu’on se fait l’un et l’autre du rôle de l’Etat. Cela ne pouvait pas continuer.
L’ordonnance élaborée en dehors du gouvernement a été l’opportunité qui a motivé mon départ, mais elle n’a été que la goutte qui a fait déborder le vase. Nous entrions dans le totalitarisme médiatisé par l’utopie. C’eût été une tricherie que de faire semblant de diriger un gouvernement et de faire croire qu’on était en train de réaliser un programme de redressement. Je ne pouvais me contenter de formuler des slogans et d’encourager l’immobilisme. »
Au pays du prophète où on se passe de Chef de gouvernement, on n’a bien sûr que faire de ministre des Finances : «Je connais le terrain économique mieux que le ministre des Finances.
Le ministre des Finances, il a tout juste le droit de veiller aux équilibres généraux. Moi, j’ai la responsabilité de répondre de tous les sujets qui concernent l’Etat algérien depuis la sécurité jusqu’à l’emploi, jusqu’à l’habitat… »