L’ensemble des marocains, -et avec eux beaucoup de citoyens des autres pays arabes et africains,- qui ont suivi les auditions publique organisées, fin décembre dernier par l’Instance Equité et Réconciliation, espèrent voir enfin le visage de ceux qui ont causé beaucoup de malheurs à leurs semblables, pendant les années désormais qualifiées d’années de plomb.
Cependant, cette parenthèse nouvelle dans l’histoire du Maroc moderne, nous rappelle étrangement une autre quasi semblable, qui s’est déroulée en Argentine, un vingtaine d’années plus tôt….
Argentine, 1985. Le gouvernement de Raoul Alfonsin, cédant à la pression de l’opinion nationale et internationale, décide enfin d’organiser un « Nuremberg », version argentine, au cours duquel des centaines de témoins et victimes des années de sang, défileront devant des magistrats sans toges ni perruques, en présence d’un auditoire restreint, loin des caméras et des flashes.
En effet, fidèle aux formules propres au langage juridique, le président de la cour fédérale invite le témoin à raconter les horreurs dont il a été victime ; il commence souvent par la même question : «Avez-vous été affecté par l’action des forces que commandaient les accusés ? Avez-vous été privé de votre liberté ? » Le témoin répond par l’affirmatif.
Ainsi, durant des mois, sept cent neuf cas seront évoqués, devant un simulacre de tribunal, des juges sans apparats ; derrière eux, un crucifix rappelle que c’est dans un pays catholique qu’a prospéré, pendant six ans, une barbarie de style nazi. Quant aux vrais responsables, ils sont absents du banc de la honte ; leurs avocats sont à leurs places, pour incarner le «mal absolu».
Dans un pays connu pour sa tradition militaire, accuser seulement neuf généraux est un acte trop généreux ! Car on avance un chiffre d’environ 1.500 tortionnaires. Au cours d’un dîner de « camaraderie » avec les forces armées, le 5 juillet de la même année, le président argentin a parlé d’une «réconciliation définitive entre Argentins ». En attendant, il reste beaucoup à faire avant de tout pardonner.
Cependant, tous ceux qui étaient présents au cours des auditions, ont pu remarquer la ressemblance des récits évoqués par les témoins:
kidnapping à domicile ou dans la rue, maisons et appartements saccagés ; le séquestré est immédiatement couvert d’une cagoule, qui l’enferme pendant des mois, dans la nuit et le livre à des tortionnaires dont il ne « voit » que la voix rauque et menaçante, et dont les coups sont durs, gratuits et sans adresse précise.
Pour arracher les aveux et les renseignements, une seule recette efficace : la torture, sous ses formes les plus variées (décharges électriques dans la bouche, sous les aisselles, sur les seins et sur les organes génitaux), brise le corps et l’âme de celui qui la subit. Soucieux d’éviter les erreurs de Pinochet au Chili, les ingénieurs de l’oppression argentins préconisèrent l’ouverture de quelques deux cent quatre-vingts centres de tortures clandestins un peu partout dans le pays ; ils étaient abrités dans des bâtiments officiels tels que les écoles, les centres de formation et même dans des villas de luxe avec piscines et jardins à l’anglaise. Ça et là, des milliers d’argentins ont perdu la vie, souvent d’une balle dans la nuque ou par une piqûre paralysante avant d’être jetés à la mer.
Selon Charles Vanhecke, (1) « les maîtres de la gégène » triomphaient doublement, en s’emparant d’abord de l’âme, puis du corps de leurs victimes. La lutte contre la «subversion», comme ils le prétendient, était le prétexte d’une liquidation en masse des opposants (syndicats, organisations populaires, université). Ils avaient comme mots d’ordre une seule consigne : faire disparaître les gens, une technique qui créa un climat d’incertitude qui paralysait toute la société, mais efficace vis-à-vis des militaires qui « étaient convaincus qu’ils ne pourraient pas éliminer physiquement les terroristes en respectant la légalité ». (2)
Au Maroc, personne ne peut pronostiquer le cours que prendront les futures audiences publiques promises par l’IER. On a beaucoup de pain sur la planche.
• Saïd Karmass