Tout a été dit ou presque sur les conditions de formation du gouvernement Jettou, sur ses faiblesses, ses incertitudes et ses handicaps. Rares sont ceux qui ont mis en relief les atouts dont pourrait disposer l’équipe en question.
Selon cette littérature, le gouvernement Jettou est parti perdant, il ne pourra pas considérer les engagements formulés dans sa déclaration gouvernementale, et par voie de conséquence, l’avenir est compromis ; l’évolution est incertaine ; le risque est grand, de voir l’enlisement s’amplifier et s’aggraver ; nous sommes devant un scénario très pessimiste qui décourage et démotive. Cette manière de voir procède à notre sens des comportements et des attitudes contestables de l’ensemble des forces politiques fac à leur rapport au pouvoir. La constitution du gouvernement qui, au-delà de l’opacité totale qui l’a caractérisée et les manoeuvres auxquelles elle a donné lieu, a laissé les Marocains perplexes et pantois. Que la responsabilité de cette situation soit partagée, c’est un fait. Mais il ne faut pas se leurrer, notre élite politique a encore une fois fait preuve d’immaturité politique ; elle est de plus en plus décalée par rapport à l’évolution de la société et aux exigences de la bonne gouvernance politique.
Deux éléments importants méritent à notre avis d’être élucidés pour comprendre cette régression politique que nous vivons aujourd’hui et qui n’est pas de nature à entretenir l’élan et l’enthousiasme recherchés.
Le premier élément est lié à l’inaptitude politique et intellectuelle de notre élite à pouvoir être en phase avec les exigences de la gouvernance moderne, c’est ce qui a été déjà reproché à l’équipe précédente de «l’alternance consensuelle» qui a raté le coche en se contentant de gérer le court terme et de se plier au diktat du consensus porteur d’une réaction boiteuse et inévitablement médiocre. Beaucoup d’erreurs ont été commises ; des échecs importants sont à relever au niveau des formes de gestion et de prise de décision. Il faudra rappeler tout simplement l’incrédulité du gouvernement précédent pour le choix du mode de scrutin et les conséquences catastrophiques auxquelles il a donné lieu en particulier la fragmentation accélérée du champ politique. Les difficultés de formation du gouvernement actuel sont largement dues à cette situation.
Le deuxième élément concerne le rapport des partis politiques au pouvoir. Le constat est accablant puisque au moment où on s’attendait à une régénération des valeurs et de nouvelles pratiques de conduite de l’action publique, les prétentions et les compétitions s’articulaient principalement autour des intérêts de carrière et de clientélisme traduisant un recul net par rapport à la culture politique moderne centrée sur l’intérêt général et la compétence.
L’image que fait l’élite politique de l’Etat est figée : il continue à être perçu comme une «vache à traire». Cette triste réalité ne fait qu’aggraver le discrédit politique et jeter le doute sur l’efficacité et la légimité des dirigeants politiques.
Que faut-il faire aujourd’hui pour sortir de cette situation de désarroi et de doute?
En dépit des faiblesses et des handicaps qui pèsent sur l’actuelle équipe au pouvoir, il faut garder l’espoir de voir un élan national susceptible de réaliser les changements souhaités. Pour une fois arrêtons de tourner en rond et de semer la désespérance.
Nous avons perdu assez de temps en faisant du sur-place et accumulé des retards dans tous les domaines ; La machine réformatrice continue de tourner à vide ;le générateur dégénère. Les citoyens, hier acculés à l’attentisme et la résignation, ne font plus confiance aujourd’hui à leur gouvernement. Ils ne savent même pas d’ailleurs comment celui-ci a été constitué, sur la base de quels critères et pourquoi trente neuf ministres. L’espoir, né des élections du 27 septembre dernier, s’est vite transformé en illusion, en scepticisme. L’étape démocratique franchie piétine en raison du flou qui caractérise la gestion des affaires publiques. Il faut oser aller jusqu’au bout avec audace et volonté pour changer le système de fonctionnement institutionnel.
Le gouvernement actuel peut faire mieux et plus ; il faut tout simplement que le système de pilotage fonctionne bien. Ensemble, Roi, gouvernement, Parlement, élite, société civile et partenaires divers, faisons preuve d’une lucidité, accrue et d’un sens aigu de responsabilité pour apporter de vraies réponses aux problèmes actuels comme aux défis à venir : voilà ce qu’attend le Maroc en vrai.
Oublions l’hétérogénéité de notre gouvernement et sa formation composite, faisons lui confiance pour qu’il puisse traduire nos ambitions collectives en projets concrets et réalistes, producteurs de richesses, d’emplois, de cohésion et de solidarité. Sachant tirer profit du sens de civisme et de compétences dont dispose de nombreux cadres de notre pays. Il existe dans la société civile comme dans l’administration, dans le secteur public comme dans le secteur privé, un gisement minier encore inexploré. Notre pays ne se développera que par l’exploitation de toutes ses intelligences collectives. C’est dans l’intelligence que nous devrions d’ailleurs investir en tournant le dos à la tricherie, à la roublardise, à l’intrigue, au dénigrement, à l’incompétence, à la paresse et l’incurie. Un vaste mouvement de mobilisation est nécessaire pour réhabiliter la confiance et redonner aux Marocains le goût au travail. Le temps n’est plus celui des promesses ou des critiques incantatoires, c’est celui de l’action. Une déclaration gouvernementale, aussi parfaite soit-elle, n’aura de sens que si elle est l’objet d’une bonne application. La parole doit être soutenue par l’acte.
La détérioration des conditions de vie et d’existence d’une partie importante de nos concitoyens, l’épineux problème du chômage et de l’emploi, conjugué à l’urgence des réformes sociales à mener, impose d’engager une constitution des centres de leadership, la clarification des niveaux de responsabilité et le partage de l’autorité. Ce sont là des pistes pour une gouvernance politique moderne.
Le temps est aujourd’hui à la rigueur, à l’efficacité, à la performance, à l’évaluation et à la modernité. Notre mode actuel de gouvernance est désuet, inopérant et contre-productif. Nous sommes appelés à procéder à un vaste mouvement de modernisation et d’innovation dans les institutions, le droit et les pratiques pour construire du concert adapté à la diversité du Maroc en vrai. Le rôle de l’Etat est primordial, mais il ne peut pas agir tout seul. Pour être à l’écoute de la société et réussir les réformes engagées ou attendues, il doit s’appuyer sur des partenaires sociaux et professionnels crédibles. A défaut, les responsables politiques s’exposeraient à des contestations multiples.
Priorités des priorités : la cohésion sociale. Et pour cela, il faut agir au niveau de toutes les formes de précarité, d’exclusion et d’injustices. Notre société a besoin de réinventer les mécanismes d’une culture de partage et de solidarité. La perte des valeurs et la montée en puissance de « l’idéologie du moi » sont de nature à fragiliser l’appartenance sociale et à terme les risques d’une déstructuration sociale sont réels. Regardons nos réalités en face et essayons de leur apporter des solutions «sur mesure».
Le Maroc en vrai, c’es aussi celui qui s’inquiète de l’avenir de ses jeunes, du statut régressif de ses femmes, de l’atonie de ses territoires, de la dégradation de son espace urbain, de la détérioration de son environnement, de l’extension des espaces de pauvreté et d’exclusion, du désordre ambiant dans l’exercice des métiers et des professions, des dépravations multiples qui caractérisent les sphères et privées, des extrémismes qui gangrènent notre société, et de manière générale, de la montée en puissance des facteurs de régression.
Mobilisons-nous avant qu’il ne soit trop tard pour réduire les effets désastreux de la fracture sociale. Le monde change si vite qu’on a plus le droit de perdre notre temps dans les discours et la recherche infructueuse du consensus. Ce qui caractérise la mutation actuelle, c’est qu’elle va beaucoup plus vite.
Le progrès est à portée de nos mains si les échanges avec l’ensemble des forces sociales et politiques débouchent sur une définition commune d’un projet de société. Les Marocains ne savent plus où ils vont. C’est pourquoi il serait difficile d’obtenir leur adhésion à l’action menée par le gouvernement. Un immense effort est à faire pour crédibiliser l’action publique et gagne en conséquence la confiance des citoyens. La déclaration gouvernementale devant les deux chambres du parlement,le jeudi 21 novembre, trace une sorte de visibilité pour l’avenir. Pour la première fois, notons l’existence d’une réelle prise de conscience devant la nécessité d’agir pour forger un destin meilleur et sortir le pays de sons purgatoire.
Globalement,la prestation est bonne, mais c’est au niveau des résultats que le gouvernement est attendu.
En tout cas, ce gouvernement n’a pas de droit à l’erreur, puisque derrière cette déclaration il y a l’engagement royal. Souhaitons lui un franc succès.
Il faut en revanche se mettre à l’évidence et considérer que l’exercice de l’autorité gouvernementale devient de plus en plus délicat. Il est impossible d’imposer une politique publique avec un gouvernement éclaté, diversifié et cosmopolite. En plus, il ne suffit plus d’avoir la majorité pour mettre en place un programme, il faut encore savoir convainc les citoyens et obtenir leur soutien comme il est nécessaire de disposer d’un appareil administratif performant capable de relayer et d’appliquer les initiatives du Roi et celles du gouvernement ; d’où l’urgence de la modernisation de l’administration et l’amélioration des circuits fonctionnels du pouvoir. L’inquiétude de l’opinion publique, des médias, des investisseurs et des professionnels à propos des formes de gouvernance actuelle n’est pas dénuée de sens. Les réseaux politiques se sont étendus, les centres de pouvoirs ont éclaté, les pratiques divergent, les discours varient, les démonstrations savantes se multiplient, l’opportunisme s’amplifie, la course aux intérêts est plus forte que jamais. Le modèle paranoïaque fonctionne bien : c’est l’absence de responsabilité repérable qui conduit à ce genre de dérives.
Agir aujourd’hui c’est innover. Et pour cela le capital humain est déterminant dans le management du changement. Il faut s’appuyer sur des personnes-réformes pour neutraliser les sequelles conservatrices toujours présentes dans les différents niveaux du pouvoir.
Notre pays a besoin d’un gouvernement de conviction et de projets avec des hommes et des femmes qui les portent et leur donnent du sens, en s’engageant avec les autres et en amenant les autres à s’engager.
Autrement dit un gouvernement qui gagne des paris et des défis, qui fait gagner et qui développe une mentalité de gagneurs en essayant de donner la force à toutes les initiatives, en approuvant le succès des autres et en apprenant à réussir auprès d’eux ou en tirant les leçons de leurs succès au lieu de les détruire ,ou de les dénigrer systématiquement.
Le moment est venu de nous préoccuper de l’identité et de l’actualité de notre pays autour d’une monarchie de synthèse ouvrant les portes de l’espérance. Tout est possible avec un changement de politique, le renouvellement des compétences, des comportements, des esprits et des attitudes.
Sachons puiser dans le trésor méconnu des hommes et des femmes de ce pays les forces du changement qui s’impose. L’essentiel pour aujourd’hui et pour demain, c’est le devoir d’excellence du Maroc appelé à contribuer à l’éclosion d’une nouvelle gouvernance politique fondée sur la responsabilisation mais aussi sur l’écoute. Objectivement inquiets pour le court terme, nous pouvons être volontairement optimistes pour l’avenir si le rassemblement des honnêtes citoyens donne un coup d’arrêt à la spirale de la décadence.
• Professeur Ali Sedraji
Université Mohamed V