Le conseiller honore la bête noire de Pasqua
Paris, 13 novembre 2003
L’histoire politique aussi sait cultiver l’ironie. Ce 13 novembre 2003, dans une vaste salle blanche de la mosquée ad-Dawa, les yeux de l’imam Larbi Kechat brillent de fierté. Son dîner-débat sur la laïcité s’annonce comme un franc succès. À l’extérieur, sur le trottoir parisien de la rue de Tanger, une foule se presse dans une file d’attente longue comme une procession. À l’intérieur, le religieux accueille ses invités de marque : le mair socialiste du 20ème arrondissement Roger Madec, qu’il embrasse sur les deux joues, le sociologue Alain Touraine, le père Michel Lelong, figure du dialogue islamo-chrétien, et l’avocate Isabelle Coutant-Peyre, une ancienne du cabinet de Jacques Vergès qui a épousé un prison le terroriste Carlos. À la tribune, le président de la Ligue de l’enseignement de Bourgogne, Michel Mourineau, disserte sur une conception de la laïcité très favorable aux revendications musulmanes. Au pied de la tribune, un homme grand, aux cheveux blancs, approuve en inclinant le visage. À un moment, il prend le micro, remercie Larbi Kechat, précise : «J’ai douze nationalités dans mon sang», et fulmine que «le religieux en général est attaqué». Cet homme qui honore la mosquée ad-Dawa de sa présence n’est autre que Vianney Sevaistre, l’influent chef du bureau des cultes au ministère de l’Intérieur. L’imam le présente sous sa casquette de «conseiller de Nicolas Sarkozy».
La présence ce jour-là d’un conseiller du ministre sur le sujet sensible du moment est très paradoxale Curieuse même. Il y a là une ironie de l’histoire. Car Larbi Kechat n’a pas toujours été dans les petits papiers de la place Beauvau. Longtemps, il fut plutôt, à tort ou à raison, dans ses fichiers. L’actualité nous ramène au 3 août 1994. Un attentat à Alger coûte la vie à cinq Français. Le lendemain, Charles Pasqua décide de montrer sa poigne. Il assigne des islamistes à résidence dans une ancienne caserne du village de Folembray. Dans ce lieu désaffecté, ils sont d’abord sept, puis seize, plus ou moins liés au Front islamique du salut. Bientôt, dix nouveaux «reclus» les rejoignent.
Parmi eux, l’imam de la mosquée de la rue de Tanger à Paris Larbi Kechat en personne. Que lui reproche Charles Pasqua? Selon la note des RG glissée dans son dossier administratif, «Larbi Kechat a adopté en fait une attitude ambiguë depuis plusieurs années. S’il ne cache pas ses opinions en faveur du FIS et propalestiniennes, ainsi que ses idées antisionistes, il a cependant un discours public plus nuancé dans l’exercice de ses fonctions religieuses 1».
De fait, les prêches de l’imam ne se cantonnent pas à la simple lecture du Coran. Le 24 janvier 1992, il dénonce «les mouchards présents dans la salle de prière à la solde de la police française». Le 21 mai 1994, Kechat harangue mille trois cents fidèles : «Les juifs et chrétiens se trompent. Musulmans, réveillez-vous, cessez de somnoler, l’Islam doit triompher.» L’arrestation de l’imam fait des remous. L’évêque d’Évreux, Mgr Jacques Gaillot, lui rend visite. Animateur du pôle Maghreb-Islam du diocèse de Lyon, le prêtre Christian Delorme écrit son «intime conviction» dans Le Monde : «Il s’agit d’un homme qu’on a pris en otage, pour terroriser les musulmans organisés, favorables ou non au FIS, hostilesb au régime militaire en place à Alger, si cher à notre ministre de l’Intérieur.» Le 25 août, le recteur de la Mosquée de Paris, qui s’est fendu deux jours plus tôt d’un télégramme à Pasqua afin de réclamer «la libération de cet homme estimé», rend une visite de soutien à Kechat. La police laisse Dalil Boubakeur pousser la porte, mais certains des assignés à résidence le refoulent. Leur porte-parole, Djaffar el-Houari, ne veut pas de celui qui «représente la junte militaire au pouvoir an Algérie.»
À l’aube du 31 août 1994, à l’heure de la prière, Larbi Kechat, souffrant repose dans son lit. Soudain, l’imam entend des bruits, des claquements de portes, des cris, des protestations. Sans en avoir été avisés, la plupart des reclus de Folembray sont expulsés vers le Burkina Faso dans un avion d’Europe Airlines.
Magistral, Pasqua annonce que l’opération «servira de leçon à ceux qui ne respectent pas les lois de la République et aussi celles de l’hospitalité». L’imam de la rue de Tanger échappe au vol groupé. Il est ramené en voiture dans sa mosquée, avec interdiction de sortir du 19ème arrondissement de Paris. Quatre mois plus tard, son droit d’aller et venir sera élargi à tout Paris. Il lui faudra plus d’un an pour recouvrer une liberté pleine et entière. L’actualité ne le laisse pas tranquille pour autant.
Le 17 mars 1997, alors que le soleil ne s’est pas encore levé, un extincteur piégé explose devant la porte de la mosquée de la rue de Tanger, installé dans d’anciens entrepôts. Les vitres aux alentours volent en éclats. Par bonheur, l’attentat ne fait aucune victime, mais de gros dégâts. La nuit suivante, l’AFP reçoit un communiqué d’un prétendu Front islamique mondial, qui condamne «cet acte odieux et barbare» et adresse un «sévère avertissement au peuple français». Le document se conclut par : «Musulmans, unissez-vous et tuez vos ennemis, la victoire est à ce prix.» Signé : «Abou Bakr el-Jihad». Comme on l’imagine, Larbi Kechat, qui revendique un «islam intégré dans le respect des lois de la République», se passerait bien d’un tel soutien. La brigade criminelle, qui enquête sur l’attentat, place le trésorier de la mosquée ad-Dawa en garde à vue. Dans le bureau de cet homme de soixante-quinze ans, les policiers saisissent une liasse de 60.000 francs en liquide. Ce n’est pas grand-chose à côté de ce qu’ils découvrent lors d’une perquisition à son domicile, 5 millions de francs en petites coupures. Le trésorier était un «Harpagon au bon sens du terme», plaide alors son avocat. De son côté, Larbi Kechat assure que cette coquette somme servira à financer une nouvelle mosquée.
Effectivement, il a déposé un permis de construire. Soucieux de ne pas déplaire à la Mosquée de Paris, le maire Jean Tiberi fait traîner. Car avec une capacité de cinq mille fidèles qui en fait la plus grande de France, la mosquée de la rue de Tanger fait des jaloux.
Larbi Kechat reste donc l’un des personnages les plus mystérieux de l’Islam français. Originaire de Sétif en Algérie, il arrive à Paris à vingt ans pour suivre des études de sociologie à la Sorbonne. En 1979, l’armée de la révolution iranienne, il commence à prêcher.
Barbe étroite et bien taillée, il aime à citer en privé les auteurs classiques français et les philosophes allemands. Au micro, il parle d’une voix sèche, avec charisme, sans dédaigner les propos ambigus. La fatwa de l’imam Khomeyni contre l’auteur des Versets sataniques, Salman Rushdie, ne le rebute pas. Il n’emploie pas de mots durs pour condamner les terroristes algériens, qui massacrent à tour de bras. Il préfère critiquer le «terrorisme intellectuel» en France.
En 1996, il se désolidarise du Haut Conseil des musulmans de France, en regrettant qu’il s’agisse d’un projet «marqué par la présence d’une femme 2».
Voilà qui déplaît à ce religieux qui se prétend ouvert! Larbi Kechat est par ailleurs la figure de proue de l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF), la plus ancienne des organisations islamiques du pays, dont les statuts ont été déposés à Paris le 2 septembre 1963 par un théologien renommé, Mohamed Hammidullah. «Par conception idéologique, l’adhésion à l’AEIF était réservé à des étudiants musulmans dont les convictions politiques étaient opposées aux idéologies marxistes, très en vogue à cette époque 3». Mouvement élitiste, «l’AEIF s’inspire des thèses développées par la confrérie des Frères musulmans, d’obédience syrienne 4». L’asociation est rattachée spirituellement au Centre islamique d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne.
Est-ce l’imam qui a changé ou le ministre de l’Intérieur? Les Renseignements généraux affirment que «Larbi Kechat s’attache dorénavant à éviter tout prêche à caractère politique et à prendre les mesures nécessaires à l’éviction des fidèles intégristes de sa mosquée (filtrage, interdiction de toute activité de propagande aux abords du lieu de culte) 5». Sous son impulsion, «le centre socioculturel qui lui est attaché, grâce notamment aux séminaires qui y sont très régulièrement organisés et où défilent les meilleurs spécialistes -musulmans ou non- de l’Islam, connaît un incontestable rayonnement 6». Reste une énigme. S’il ne rechigne pas aux contacts avec le pouvoir politique, Kechat refuse en revanche de participer à la construction officielle de l’Islam de France. On se demande bien pourquoi.
1- «Larbi Kechat», RG, 19 août 1994.
2- «L’organisation de l’Islam de France», DCRG, juillet 1997.
3- «Au sujet de l’association Forum citoyen des cultures musulmmanes», DCRG, 19 novembre 2001.
4- «Éléments sur la représentativité des lieux de culte affiliés à l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF)», DCRG.
5- Ibid
6- Note d’Alain Billon à Jean-Pierre Chevènement, 14 avril 1999.