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Hachem Tyal: Les dangers de l’exploitation de la souffrance d’autrui dans l’affaire Rayan

© D.R

Entretien avec Hachem Tyal, psychiatre-psychanalyste

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L’histoire du petit Rayan a révélé ce qu’il y a de meilleur chez les êtres humains comme la solidarité, l’empathie et la compassion mais elle a aussi dévoilé au grand jour ce qu’il y a de pire, comme l’exploitation du malheur d’autrui à des fins lucratives. Une situation exacerbée par les réseaux sociaux et la recherche du plus grand nombre de vues et de clics par certains canaux et autres «youtubeurs», en l’absence de toute déontologie. Hachem Tyal, psychiatre et psychanalyste, nous livre son analyse sur ces différents phénomènes.

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ALM : Avec l’affaire du petit Rayan, on a vu des centaines de curieux se précipiter sur place pour prendre des vidéos live ou des photos. En tant que psychiatre, quelle est votre analyse sur ce phénomène, qu’on peut aussi qualifier de «curiosité maladive», qui s’accroît de plus en plus avec les réseaux sociaux?

Hachem Tyal : Ce n’est pas la première fois que l’on voit ce genre de phénomène de sollicitation émotionnelle intense à l’échelle planétaire. On l’a vu avec la disparition de Lady Diana en 1997 ou devant l’épisode du petit Aylan en 2015 dont la photo du corps sans vie échoué en bord de mer a fait le tour du monde avec d’immenses émotions partagées, dans la douleur morale, dans le monde entier.
En fait ce phénomène d’émotions partagées à l’échelle planétaire, phénomène naturel chez l’humain au demeurant, est permis avec cette ampleur par les médias et les réseaux sociaux. Il est explicable par la contagiosité émotionnelle propre aux mouvements de foules dans lesquels l’individu est dissous dans la masse, dans la foule comme l’appelaient Freud ou Le Bon. Ce qui se passe c’est que le phénomène de foule, autour d’une idée ou d’un but commun, déverrouille l’inconscient des individus dont le surmoi se délite au profit d’un inconscient collectif dans lequel les interdits et la culpabilité sont levés en grande partie et dans lequel les émotions sont réduites à leur expression la plus archaïque.
On comprend ainsi cette union à l’échelle de la planète autour du sauvetage espéré pour ce malheureux enfant de 5 ans dont la souffrance renvoie chacun d’entre nous à ses propres émotions, surtout les plus anciennes d’entre elles, partagées, dans ce qu’il y a de plus archaïque en elles, par tout un chacun.
On comprend ainsi également tous ces dérapages médiatiques par lesquels des personnes se sont laissées happer par la tempête émotionnelle généralisée, sans aucune distance, pour décrire le déroulement de la tentative de sauvetage de l’enfant mais aussi son enterrement sans aucune retenue ou culpabilité, en enveloppant leurs discours d’un professionnalisme supposé dicté malheureusement plus par du fantasme que du réel.
Ce qui est caractéristique à ce qui s’est passé c’est la capacité des moyens de communication modernes à mondialiser ce genre de situation qui, via Internet, lui fait quitter à ce point le domaine de l’intime, qui la sort de la sphère privée, pour l’installer définitivement dans la vie publique.
C’est cette mobilisation des moyens de communication autour de la possibilité de sauver la vie d’un enfant, assimilé à un ange dans notre système représentationnel, qui a fait que le monde entier a vibré en phase émotionnelle à ce drame. La demande implicite était que chacun y mette du sien pour sortir cet enfant vivant de ce puits, ne serait-ce qu’en implorant, de là où chacun est, un Dieu tout puissant pour que miracle puisse advenir et qu’on puisse récupérer vivant cet enfant.
En vibrant en phase à ce qui s’est passé nous sommes identifiés à ces parents qui souffrent parce que nous mettre à la place de l’autre, dans notre imaginaire, dans ce genre de situation, est une propension naturelle chez l’humain. C’est donc, quelque part, de nous qu’il s’agit quand nous sommes pris émotionnellement par des expériences telles que celle-ci. Ce sont nos propres fragilités qui sont mises à nu dans ce qu’il y a de plus primitif en elles en les vivant de la sorte. En fait ces expériences mettent en relief notre humanité combien mise à mal par la modernité, notre humanité qui se rappelle ainsi à nous augurant de lendemains meilleurs… si on en fait quelque chose. Le problème c’est que le plus souvent ce sont des moments sans lendemain qui restent simplement en nous comme des souvenirs forts et indélébiles. C’est ce qui se passe le plus souvent mais on peut aussi utiliser ces moments pour lancer des mouvements, pour prendre des initiatives qui pourraient aboutir à des changements radicaux dans toute une société, peut-être même dans le monde entier. Cela pourrait permettre par exemple de nettoyer, à très court terme, le pays et pourquoi pas le monde de ces puits sans aucune sécurité pour les enfants. Cela pourrait aussi permettre de trouver des solutions à nombre de ces familles pour lesquelles avoir de l’eau chez soi est devenu une chimère.
C’est cela qui pourrait peut-être donner corps à une véritable conscience collective, sachant que ces moments de forte sollicitation émotionnelle groupale constituent des moments où de véritables changements au niveau des représentations des individus peuvent advenir. Ce sont des moments de crise dans lesquels l’impossible peut devenir possible. Quel dommage de ne pas en profiter !

Comment expliquez-vous l’exploitation de l’émotion ou du malheur des autres par certaines personnes pour susciter le plus grand nombre de vues ou de clics ?
Le grand regret devant ce qui s’est passé c’est l’exploitation de la souffrance sans aucune retenue, sans aucune pudeur, pour simplement se positionner comme le leader incontesté et incontestable de l’information, quitte à véhiculer de fausses informations, quitte à colporter des rumeurs que l’on reprend pour désinformer une opinion à l’affût de la moindre précision sur l’évolution de la situation. Ceci est regrettable, inacceptable mais compréhensible dans le traitement par les médias de tels évènements, dans le monde entier. Cela est en lien avec la recherche d’un positionnement en tant que leaders dans le traitement de l’information, place qui est convoitée par tous les professionnels de l’information et malheureusement cette place est mesurée actuellement, entre autres, au nombre de vues et de clics.

L’émotion facilite les conclusions hâtives, ce qui pousse certains à colporter de fausses informations. Plus encore, la glorification de l’instinct et de l’émotion cache un danger, à savoir que le public se donne moins la peine de confronter ses émotions à la raison. Quelle est la distance nécessaire à prendre par l’individu face à cela ?
La distance est celle de la raison. Il est évident que quand les émotions sont là, la raison a tendance à s’effacer et c’est cette notion qu’il faut avoir en tête. En en ayant pleinement conscience on peut avoir un regard critique sur ce qu’on voit et qu’on entend et on peut prendre une distance indispensable par rapport à ce genre de situation, devenant ainsi un être de raison et non un être d’émotion.

Faut-il y voir un réel danger pour les jeunes générations et qu’est-ce que cela peut engendrer comme trouble de la personnalité chez les enfants et les jeunes adultes ?
Le danger est en fait dans la manipulation non contrôlée de l’information et ce qu’on peut en faire dans les groupes. Il est en effet essentiel d’avoir conscience de l’impact que peuvent avoir les réseaux sociaux sur les sociétés et surtout sur cette frange très particulière de ces sociétés que sont les jeunes qui n’ont pas suffisamment la capacité de prendre de la distance par rapport à ce qu’ils entendent ou voient, pouvant être impactés grandement par ce qu’ils vivent. La parole a toute sa place qui, dans l’échange avec des parents à l’écoute et attentifs à ce qui se passe, peut réduire très sensiblement cet impact.
Vu ce que ce genre de situations peut mobiliser, en les adultes que nous sommes, il est évident que les enfants autour de nous peuvent être profondément affectés, eux aussi, par leur identification à cet enfant en souffrance au fond d’un puits. Comment éviter que tout cela les impacte grandement au niveau de leur psyché ? Simplement par la force, sinon la magie, de la parole. Il faut leur parler, dans une forme de débriefing salutaire pour eux, car en partageant avec eux autour de la réalité de la situation on leur donne la possibilité de «métaboliser» la souffrance psychologique liée à celle-ci.

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