Société

Le regard du professeur (17)

Hatim Betioui : En 1984, le Maroc a accueilli le Congrès juif mondial à Rabat. Quels ont été le contexte et les raisons de la tenue de ce Congrès, qui a suscité tant de vacarme ?
Abdelhadi Boutaleb :A partir des années 80, le Roi Hassan II a commencé à multiplier les contacts avec le mouvement palestinien et avec les dirigeants arabes au sujet de la cause palestinienne. Par ailleurs, les Juifs marocains israéliens se disaient redevables au Roi Mohammed V pour l’attitude courageuse qu’il a adoptée face aux Nazis pour les défendre, en tant que citoyens marocains, contre la persécution, l’expropriation et l’exclusion. Ensuite, les Juifs ont commencé à éprouver de l’admiration pour le Roi Hassan II en tant qu’homme d’ouverture et artisan de la diplomatie réaliste qui s’est révélée si efficace. Le Roi misait sur le rapprochement entre Israéliens et Palestiniens pour régler le conflit par une négociation qui finirait par rétablir le peuple palestinien dans son droit à la souveraineté et à l’indépendance.
C’est dans ce contexte que ledit Congrès s’est tenu à Rabat. Le Maroc était à cette époque l’unique pays susceptible d’accueillir un tel Congrès. Goldman, alors Président du Congrès juif mondial, se distinguait par la modération et une bonne appréciation du problème palestinien. Il souhaitait qu’Israël occupe la place qui lui revient parmi les pays de la région et qu’il cohabite avec les Arabes, y compris les Palestiniens, dans le respect de leurs droits et de leur souveraineté sur leurs territoires.
Le Roi a été parmi les partisans du processus de paix depuis le début et il l’a supervisé jusqu’à la signature de l’accord de Camp David. Or, avant cela, il avait une attitude plutôt critique à l’égard du Président Sadate lorsque ce dernier avait visité la ville occupée de Jérusalem. Qu’y avait-il derrière ces attitudes?
Ce que vous dites a besoin de quelques ajustements pour être conforme à la réalité que j’ai vécue aux côtés du Roi pendant la période que vous mentionnez. Les négociations entre Anouar Sadate et Israël avaient lieu sous le patronage du Président américain Jimmy Carter lui-même, et avaient abouti à la signature tripartite de l’accord de Camp David dans la soirée du 17 septembre 1978. Ainsi, pour la première fois, les Arabes ont « percé le mur de Tel-Aviv ». Après la cérémonie de signature, le Président Sadate a décidé d’effectuer une visite à Rabat avant de retourner au Caire, afin d’informer le Roi Hassan II de ce qui s’est passé à Camp David. Cela se passait au milieu du grand tapage provoqué par la signature de l’accord dans le monde arabe et même dans certaines parties du monde islamique.
Le destin a voulu que je sois présent à la rencontre qui a eu lieu entre le Président Sadate et le Roi Hassan II le 22 septembre 1978 au palais de skhirate, dans les environs de Rabat. Dès que la réunion a commencé, j’ai entrepris, sur instruction du Roi, d’en dresser le procès-verbal, document spécial qui pourra, au besoin, servir de référence. J’y ai rédigé, entre autres, les passages que je vais vous dicter littéralement : « En ce jour du 22 septembre, une réunion s’est tenue au palais Royal entre S.M. le Roi Hassan II et le Président égyptien Mohamed Anouar Sadate. Le Roi était entouré du Premier ministre, de quelques ministres et des Conseillers de Sa Majesté (J’ai assisté à la réunion avec les trois autres Conseillers.)
Le Président Sadate était entouré de Housny Touhami, son Conseiller, de Hassan Kamel, chef du cabinet de la République, Boutros-Ghali, ministre d’Etat aux Affaires étrangères, Oussama Al-Baz, Premier conseiller au ministère des Affaires étrangères et Saâd Mortada, ambassadeur d’Egypte à Rabat.
Le Président a présenté à S.M. le Roi un exposé détaillé sur l’accord conclu à Camp David entre lui et le Premier ministre israélien Menahem Begin en présence du Président américain Jimmy Carter.
Le Président Sadate paraissait épuisé, les négociations ayant été, comme il les a décrites, « une épreuve difficile ; elles sont passées par des moments où elles étaient menacées d’échec et de rupture ». Mais il semblait avoir la conscience tout à fait tranquille.
Le Président a commencé son exposé en expliquant la raison qui l’a amené à s’arrêter à Rabat, sur son chemin pour l’Égypte. Il a fait l’éloge du Maroc qui a lutté aux côtés de l’Égypte dans la guerre victorieuse d’octobre 1973. Il a ensuite exalté le frère Hassan qui n’a ménagé aucun effort et n’a reculé devant aucun sacrifice pour porter secours à la cause arabe, et à l’Égypte plus précisément, rappelant que le sang marocain qui a coulé au Sinaï en octobre 1973 s’est mêlé au sang égyptien et ainsi se sont enracinés les liens indissolubles de la fraternité maroco-égyptienne.
Sadate a encore dit : « Je suis venu ici mu par la gratitude que je ressens à l’endroit de Sa Majesté, son pays et son peuple. Je suis aussi venu parc que, ici, nous avons adopté plusieurs résolutions auxquelles nous nous sommes engagés au Sommet arabe et qui sont connues sous le nom de résolutions de Rabat de 1974 ».
Puis il a poursuivi : « L’accord que j’ai conclu à Washington correspond à l’esprit des résolutions de Rabat. C’est ici, à Rabat, que nous avons abandonné la voie négative entamée à Khartoum sur la base de pas de négociation, pas de reconnaissance et pas de conciliation. Puis nous avons adopté une première résolution secrète, celle de recourir à tous les moyens et toutes les voies pour récupérer la terre arabe occupée par Israël depuis la guerre de 1967. C’est ce qui m’a servi de principe de base dans la démarche pacifique que j’ai entreprise à travers des négociations directes, celles-ci faisant partie des moyens et des voies fixés par le Sommet de Rabat pour réaliser l’objectif visé».
Après cette introduction, le président Sadate a entrepris de placer sa politique d’ouverture sur Israël dans le contexte des conditions et considérations qui l’ont dictée, en disant : « l’expérience répétée de la confrontation armée arabo-israélienne a mis en évidence des réalités qu’on ne saurait ignorer :
-Premièrement : Chaque fois qu’il s’engagent dans une confrontation armée contre Israël, les Arabes perdent plus de territoires à cause de leurs refus de négocier directement et de la supériorité militaire des adversaires. Ainsi, Israël apparaît devant l’opinion internationale comme le pays qui recherche la cohabitation avec ses voisins tandis que ceux-ci la refusent et menacent sa sécurité.
– Deuxièmement : Israël réalise de la sorte de nouveaux acquis qui l’encouragent à continuer à concrétiser ses desseins expansionnistes au détriment des territoires arabes voisins.
– Troisièmement : Israël, qui a toujours remporté des victoires dans ses campagnes militaires, a cultivé un complexe de supériorité qui a fortifié sa croyance qu’il est la force toute-puissante, ou le pays invincible, de la région.
– Quatrièmement : Israël est le seul Etat de la planète dont aucun pays au monde, ni même l’ONU, ne connaît les véritables frontières territoriales, du fait qu’il réclame des frontières imprécises, cachant derrière cela une ambition hégémonique, toujours plus grande,sur le compte de ses voisins.
– Cinquièmement : Il me semble que chaque guerre contre Israël est en réalité une confrontation indirecte, mais aussi directe, avec les Etats-Unis car ils lui fournissent tout ce dont il a besoin, depuis le beurre jusqu’aux avions Phantom ».
Sadate a ajouté : « J’ai aussi eu la conviction que rester pieds et poings liés, prisonnier d’un état de ni guerre ni paix, est plus dangereux que la guerre. C’est pourquoi j’ai préparé la guerre d’octobre. Je n’avais pas la possibilité d’en faire une guerre totale, et je n’en attendais pas qu’elle règle le problème par la force des armes. Je voulais qu’elle fasse comprendre à Israël qu’il n’est pas invincible, et je voulais partir d’une position honorable pour négocier la restitution de notre terre.
C ‘est pourquoi j’ai accepté le cessez-le-feu lorsque les Etats-Unis ont soutenu Israël de tout leur poids. Un autre obstacle qu’il fallait absolument surmonter, c’est cette peur profonde qu’Israël prétextait ressentir devant les menaces arabes de le détruire, et c’est ce qui m’a poussé à me rendre en Israël et à parler de la position arabe devant la Knesset. J’y ai réussi sans porter atteinte, dans mon discours, aux résolutions de Rabat ».

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