Ils sont 25, 17 blancs, six noirs et deux métis. employés du groupe bancaire FNB dans le grand Johannesburg, et un peu résignés pour ce qu’ils pressentent un énième et fastidieux séminaire de motivation.
En 48 heures de huis clos pourtant, ils vont subir un réel électrochoc, passer du rire aux larmes incontrôlables, et s’avouer, un par un, bouleversés par cette expérience interraciale « sans précédent » dans leur vie, malgré sept ans de démocratie. En un moment poignant, les participants, séparés en deux groupes, noirs et blancs face à face, vont s’entendre pendant une heure déverser tout ce que les « autres » pensent d’eux. Une liste interminable de préjugés, perceptions, stéréotypes, que le meneur du jeu va religieusement noter sur un tableau, dans un silence étouffant. « Privilégiés, insensibles, arrogants, égoïstes, racistes » (entre autres), affiche la liste ce que les noirs pensent ou ont « entendu dire » des blancs. « violents, fainéants, ignorants, hypocrites, racistes », égrène celle des blancs, encouragés à leur tour à se lâcher. Peu à peu les barrières tombent, les langues se délient. Gentiment incités à raconter une expérience raciale personnelle, les participants épanchent. Makhosi, Xhosa de 33 ans, évoque les raids nocturnes des policiers de l’apartheid dans sa maison de Soweto, où ils cherchaient en 1976 la trace de son frère militant. Il avait 7 ans, voyait des armes pour la première fois. « Cela m’a fait haïr les blancs », souffle-t-il avant d’éclater en sanglots. André, afrikaner à peine plus âgé, rappelle comment dans sa famille, lorsqu’il était un bambin turbulent, on lui disait de se tenir tranquille « sinon l’homme noir va venir et t’emmener ». Tina revit le braquage de sa banque, le personnel collé au sol sous la menace d’armes, et un braqueur -noir- qui prend le temps de lui arracher sa bague, un souvenir familial. Elle aussi s’effondre en larmes. Pour lance Bloch, un psychiatre qui mène depuis 1997 ces séminaires, ce déballage douloureux est crucial. « Nous venons tous d’un passé traumatisant, nous portons tous un lourd bagage ‘racial’ qui informe et influence nos relations avec l’autre. Il s’agit de le réaliser, l’exprimer, l’assumer. Sinon, nous allons continuer de faire semblant, de vivre en « pseudo –communauté « . La marque, selon lui, de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. « la nation arc-en-ciel (euphorie de réconciliation après les premières élections multiraciales de 1994) était confortable, une étape nécessaire, mais aussi une forme d’illusion qui ne pouvait durer », ajoute-t-il. revisiter et digérer le passé était inévitable, et la commission vérité et réconciliation (TRC), qui reçut les témoignages des victimes et bourreaux de l’apartheid, ne put le faire qu’en partie, s’attachant aux pires crimes, mais délaissant les millions de petits traumatismes ordinaires. Ces « mini-TRC », ces « ateliers de diversité », Bloch, issu d’un milieu anti-apartheid, en a fait passer à plus de 8.000 personnes depuis cinq ans, dans des entreprises publiques et dans le secteur privé ou lorsqu’il aida à l’intégration de l’armée de l’apartheid et des guérillas noires. Après l’émotion et les larmes, les participants des ateliers parlent encore et rient de nouveau. De leurs racines, de leur culture, de leur milieu. Et découvrent, certains avec candeur, la signification différente d’un mot, d’un regard, d’un geste, dans « l’autre » culture. Tous, après coup, avouent n’avoir jamais autant échangé, qui avec un blanc, qui avec un noir. « C’est puissant. Tout le monde devrait y passer », souffle Jabu, ébranlé lui aussi par ces 48 heures . C’est bien l’ambition de Bloch, qui a fait de ces séminaires un métier. « Que le plus de sud-africains possible y passent, pour contribuer cette fois à une vraie communauté… c’est comme une deuxième chance qu’a l’Afrique du sud de montrer au monde ce qui est possible ».
• Philippe Bernes-Lasserre (AFP)