Société

Les malheurs d’un domaine très public

© D.R

Avenue Afghanistan, Hay Hassani, Casablanca. La place, jouxtant la grande mosquée de ce quartier, grouille de gens et de diverses marchandises en cette fin d’après-midi du vendredi dernier. Herbes médicinales, recettes miraculeuses, livres sur l’Islam, CD, chaussettes, encens et bien d’autres gadgets sont exposés à même le sol ou sur des tablettes.
Cette place n’est autre que le point de départ de l’avenue Afghanistan connue désormais par l’anarchie qui y règne. À quelques mètres de cette place, un marché aux puces s’est implanté, contre toute légalité, en plein cœur du jardin «Attaâoune». Censé apporter un bol d’oxygène à un quartier de plus en plus surpeuplé, ce jardin s’est mué en un espace de commerce spécialisé dans les fringues et les sacs «made in Italie». Une vraie foire d’empoigne ponctuée par de petites bisbilles entre ces vendeurs criant à tue-tête. Fredonnant les paroles de certaines chansons populaires, ils rivalisent d’ingéniosité pour attirer le maximum de clientèle à la recherche d’articles dénichés aux puces.
«Faire un somme paisible, l’après-midi, chez soi est chose impossible. Les cris de certains commerçants nous percent les tympans ! », se plaint cette mère de deux enfants résidant depuis des années à l’avenue Afghanistan. Car juste devant sa porte, un vendeur de divers objets d’occasions a élu domicile, avec tout le bruit que cela peut engendrer au quotidien. Une situation qui ne cesse de tailler les croupières à cette jeune femme et à bien d’autres habitants tenant à vivre dans le calme et la tranquillité.«Je commence à craindre pour mes enfants. Le risque de la promiscuité se fait de plus en plus persistant », ajoute-t-elle, l’air lassé.
Sur la même longueur d’onde, un autre jeune homme déplore la non-réactivité des autorités. «Nous ne vivons plus dans un quartier résidentiel ! Comment les autorités peuvent-elles fermer les yeux et faire comme si de rien n’était ?», s’interroge-t-il, sur un ton, à la fois, ferme et résolu.
Dans l’attente d’un avenir meilleur, un autre père garde espoir et souhaite que, très prochainement, ses enfants puissent jouir du jardin «Attaâoune».
«Nous souffrons également du fait que nous ne pouvons toujours pas stationner nos voitures près de nos maisons !», précise-t-il. En effet, le débordement des marchands des deux côtés de la chaussée est une autre paire de manches. Une infraction, pure et dure de la loi, qui semble irriter les automobilistes bravant le désordre de cette avenue. La palme d’or dans ce spectacle désolant revient, haut la main, à un vendeur de tapis qui prend particulièrement soin d’étaler sa marchandise à même la chaussée. Les clients sont en fait royalement servis ; cet ingénieux vendeur, pour montrer les dimensions généreuses de l’un de ses tapis, ne trouve aucun mal à arrêter tout bonnement la circulation !
Une circulation qui devient on ne peut plus perturbée avec l’arrivée des bus. Dans cette zone névralgique de la capitale économique, il n’y a même pas un seul agent de circulation pour gérer cette situation. «C’est infernal ! l’avenue Afghanistan est un point noir à Casablanca», déclare une jeune automobiliste. Les nerfs à fleur de peau, elle tire la sonnette d’alarme: «je doute fortement qu’une ambulance puisse se frayer un chemin dans cette avenue».
Un scénario catastrophique fort plausible d’ailleurs dans ce secteur à forte concentration démographique. Sans être alarmiste, la situation rappelle que certains quartiers sombrent toujours dans l’anarchie.
L’avenue Afghanistan est longue et promet bien d’autres désagréables surprises. Ressemblant plutôt à une ruche d’abeilles, la «Kissariya» de Hay Hassani connaît un grand afflux durant ces journées d’été. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de débordement sur la chaussée, mais d’une occupation totale d’une avenue. Inutile de chercher son nom puisque les jeunes même de ce quartier n’en ont aucune idée. «Les lettres de la plaque affichant le nom se sont effritées avec le temps (rires).Cela fait des mois que cette avenue, séparant la «Kissariya» du jardin de Hay Hassani, ne l’est plus !», explique H.W, sur un ton sarcastique. La trentaine, H.W est un jeune homme qui a grandi dans ce quartier et qui en connaît, sur le bout du doigt, les coins et les recoins.
Dans cette avenue inconnue et perpendiculaire à celle d’Afghanistan, l’ambiance est assurée par de nombreux vendeurs de CD. Une atmosphère de fête et de joie qui vire, de temps en temps, vers une cacophonie musicale. En concurrence, ces vendeurs usent et abusent de subtils procédés pour pousser les gens à mettre la main à la poche et acheter l’un de leurs produits. Si l’un d’entre eux met une chanson puisée dans un célèbre album du «chaâbi», les autres choisissent, d’une manière systématique, leurs disques dans d’autres répertoires.
Souvent, les oreilles des passants se savent plus à quel saint se vouer, mais admirent tout ce mélange hétéroclite de styles.
Les commerçants voisins de ces vendeurs de CD sont visiblement enchantés. En témoigne l’air jovial de certains d’entre eux qui suivent ces rythmes musicaux par de fins et timides déhanchements. Le foisonnement de ces marchands ambulants n’est pas sans déplaire aux commerçants exerçant à l’intérieur de cette «Kissariya». En fait, ils ôtent de plus en plus le pain de la bouche à ces derniers, qui se trouvent face à une concurrence déloyale.
Certains d’entre eux ne cachent pas leurs souhaits de fermer boutique et de s’installer (in)-confortablement sur la chaussée. Vraisemblablement, l’occupation illégale et totale d’une avenue est une opération qui suscite de l’engouement. À proximité du jardin de Hay Hassani et devant un poste de police, les vendeurs de fruits ont élu domicile.
«Ici on raisonne par spécialité. L’avenue est découpée en fonction de la nature des produits. L’esprit de l’ordre en plein désordre !», ironise H.W. Ce marché de bric et de broc ne cesse de s’élargir sous l’œil même des autorités. Le comble dans cette histoire est qu’un ancien arrêt de bus est devenu un arrêt de carrosses, transportant les gens au quartier «El-Wifak».
«Dans cette communauté, l’on ne sait plus si nous sommes dans un périmètre urbain ou rural», conclut-il. Légitime interrogation.

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