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France : Les démons de l’islamisme (3)

© D.R

Les « fous de Dieu » frappent en Espagne Madrid, 11mars 2004
Des fenêtres du bureau de Gilles Leclair, on aperçoit le flux des voitures dans la rue des Saussaies. Ce jour-là, le chef de l’Unité de coordination de lutte antiterroriste (UCLAT) ne s’adonne pas à la rêverie. Quatorze bombes camouflées dans des sacs à dos viennent de ravager quatre trains à Madrid. Les attentats ont provoqué, sait-on déjà, la mort de près de deux cents personnes.
Dans le bureau, dont les murs bleus sont décorés de photographies d’activistes, la fine fleur de la lutte antiterroriste se réunit autour d’une table ovale. Les spécialistes de la Direction de la surveillance du territoire (DST), des Renseignements généraux (RG), de la police judiciaire livrent leurs analyses. ETA ou Al Qaïda ? La pieuvre basque ou l’islamisme ? S’agit-il d’une réplique « ferroviaire » du 11 septembre 2001 aux portes de la France ? S’alignant sur la position du gouvernement espagnol, la plupart des experts privilégient la piste basque. En fin d’après-midi, une seule note penche pour la thèse islamiste : celle de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). A chaud, les espions français rédigent leur «note jaune» en tenant surtout compte du mode opératoire. Frapper dans plusieurs lieux différents, viser un maximum de civils, ne pas différencier les cibles, cela ressemble trop aux méthodes de Ben Laden… Seule différence notable : l’absence de kamikazes. Poursuivant leur logique, les analystes de la DGSE y voient la signature d’un groupe «maghrébin». Dans le Maghreb, la culture de l’attentat suicide est moins répandue que chez les terroristes du Moyen-Orient.
Dans la soirée, le patron de l’UCLAT, Gilles Leclair, accorde une conférence de presse. Il livre sa première analyse : «les éléments parcellaires pour le moment disponibles» vont plutôt dans le sens d’une action des indépendantistes du Pays basque. Quelques semaines auparavant, les policiers ont intercepté deux terroristes basques qui s’apprêtent à poser des bombes dans un train de banlieue de la région madrilène. A peine Leclair évoque-t-il l’hypothèse d’Al Qaïda. Il relève tout de même : «habituellement, l’ETA lançait un message préalable qui permettait de limiter les pertes humaines». Au téléphone, Nicolas Sarkozy s’entretient à deux reprises avec son homologue espagnol, Angel Acebes.
Dans la nuit du 12 au 13 mars, le ministre de l’Intérieur français sent que «quelque chose cloche». Il raconte : «à partir d’une heure du matin, il y a eu un raidissement. Les Espagnols ne nous ont plus parlé». De son côté, le patron de la place Beauvau dispose de précieuses informations des RG qui enquêtent sur des responsables de l’ETA. Certaines écoutes permettent dès ce moment d’avoir la quasi-certitude que le mouvement est étranger à cet acte terroriste. ETA dément d’ailleurs toute implication dans ce massacre de masse. Près de la gare d’Atocha, la police madrilène trouve une camionnette avec une cassette de versets coraniques à l’intérieur. La piste islamiste se confirme. Une vraie catastrophe pour le gouvernement de José Maria Aznar, à deux jours des élections législatives. Son parti va les perdre, en raison de la volonté du Premier ministre d’occulter la réalité. Les attentats de Madrid démontrent que les terroristes ont désormais la volonté, en tout cas la capacité, de peser sur la vie politique en Europe. Sitôt la victoire électorale acquise, le leader socialiste José Louis Zapatero programme le retrait des troupes espagnoles d’Irak. Un journal londonien, Al Qods, reçoit une revendication au nom des «Brigades Abou Hafs Al-Masri». Ce groupe est peu connu. S’agit-il d’une «succursale» directement rattachée à Ben Laden ? Quelques jours après le drame, dans l’une de ses notes confidentielles hebdomadaires, l’UCLAT considère que la question de savoir si les auteurs sont affiliés «à un mouvement labellisé semble de peu d’importance». Au fond, si ces coupable n’ont pas «de lien direct avec une quelconque structure terroriste islamiste répertoriée», la menace est «encore plus inquiétante 1».
Pour la première fois, le terrorisme de masse vient de faire des ravages à une heure et demie d’avion de Paris. La croisade islamiste atteint l’Europe. Quelques semaines auparavant, un responsable de l’antiterrorisme se félicitait-un peu vite- sous couvert d’anonymat : «Dorénavant, les terroristes jouent à domicile.» Le spécialiste signifiait ainsi que, depuis le 11 septembre 2001, tous les attentats attribués à Al Qaïda avait été perpétrés dans des pays musulmans.
Le 11 mars 2004 constitue le coup d’envoi d’une nouvelle partie. Malgré la guerre en Afghanistan et les milliers d’arrestations dans la nébuleuse islamiste, les disciples de Ben Laden prouvent qu’ils sont en mesure de frapper loin de leur bases. Ils s’appuient sur des hommes relais, totalement immergés dans la société européenne. Originaire de Tanger au Maroc, l’un des principaux suspects, Djamal Zougam, trente et un ans, vivait en Espagne depuis les années 80. Il tenait une boutique de téléphonie dans un quartier populaire de Madrid. Ses complices présumés, pour la plupart d’origine marocaine, étaient tout aussi «noyés» dans la société européenne.
Un enquêteur chargé de la surveillance des réseaux islamistes s’interroge à voix haute : « Si les islamistes ont agi en Espagne, pourquoi pas en France ?» Après le 11 mars, les services français passent en revue l’ensemble des dossiers en stock. Des opérations de «nettoyage» dans la mouvance islamiste marocaine sont déclenchées le 5 avril, une semaine après les élections cantonales et régionales. Une dizaine de membres présumés d’une cellule française du Groupe islamique combattant marocain (GICM), soupçonné d’être à l’origine des attentats de Casablanca et cité dans la procédure madrilène, sont interpellés par la DST. Comme le souligne un haut responsable du renseignement : «Nous savons que nous allons vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête pendant plusieurs années.» La synthèse de l’UCLAT explicite les raisons de cette menace latente et permanente : «Si l’absence de troupes françaises au sein de la coalition en Irak ne fait pas apparaître directement notre pays dans cette problématique, il ne faut pas oublier que celles-ci sont engagées dans la zone afghano-pakistanaise.» La France est-elle la prochaine sur la liste de la terreur ? Une question sensible.
Pour ampoulée et prudente qu’elle soit, la réponse des spécialistes n’est pas très rassurante : «En raison de la présence en France d’un vivier islamiste significatif, ( on ne peut) écarter le passage à l’acte de militants fondamentalistes 2.» Seule parade : «Les services français maintiennent donc une forte pression sur la mouvance salafiste opérant sur notre sol.» Au total, selon le ministère de l’Intérieur, quatre tentatives d’attentats ont été déjouées en France depuis décembre 2000. Mais la menace se fait plus précise, et le pouvoir le sait. Il lui faut désormais affronter une situation qui n’a jamais été aussi tendue.

1-« Evaluation de la menace terroriste d’inspiration islamique », UCLAT, mars 2004.
2-Ibid.

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