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Le jeu des deux espions (5)

© D.R

Le lendemain après-midi, ma rencontre fortuite avec le chef du Mossad va renforcer ce sentiment. Dans cette mégapole parisienne, le hasard veut que je tombe sur Meir Amit en train de sortir de l’hôtel Mercedes, à l’angle de l’avenue de Wagram et de la rue Rennequin où j’ai garé ma voiture. Il effectue une nouvelle visite secrète à Paris, au lendemain de la pendaison d’Elie Cohen. Il sourit tristement en me voyant, et me serre la main en disant : – Nous avons échoué, mais nous avons fait au moins tout ce que nous pouvions. Les Syriens nous ont tué un grand combattant. Meir Amit est pressé, on l’attend à l’ambassade d’Israël. Il a convoqué tous les responsables du Mossad en poste en Europe pour parler d’Elie Cohen, une sorte de cérémonie commémorative. Il veut aussi les remercier d’avoir tout tenté pour le sauver et, surtout, rendre hommage à l’héroïsme du combattant d’Israël à Damas. Je vais rendre visite à l’officier traitant de Wolfgang Lotz, quelque part en Europe. Avant de partir en mission, Lotz lui a confié un poisson rouge. Tournant en rond dans son petit bocal, le poisson me fait penser à son maître, enfermé dans un grand bocal, une cellule de prison au Caire. – Il faut absolument le sauver, empêcher le spectacle d’une seconde potence, au Caire après celle de Damas. D’après le Mossad, la situation de Lotz s’est aggravée. Bien que Stern n’ait pas révélé son identité israélienne, maître Seidel, l’avocat des savants allemands en Egypte, a envoyé au procureur général du Caire une communication accablante pour Lotz, affirmant que ce dernier n’a demandé la nationalité allemande que pour disposer d’une couverture en Egypte, et qu’il est en fait un espion israélien. Un témoignage qui devrait faire l’effet d’une bombe. Le procès de Lotz est public et se déroule en présence des représentants de la presse. Mais lorsque l’avocat général entame la lecture du document compromettant, il se passe quelque chose de bizarre, qui reste inexpliqué à ce jour. Le président du tribunal l’interrompt, demande aux journalistes d’évacuer la salle, et proclame le huis clos. L’action est significative : empêcher la presse égyptienne et, par rebondissement, les médias du monde arabe de lancer une campagne tapageuse sur la découverte au Caire non pas d’un espion allemand à la solde d’Israël, mais d’un espion juif, israélien de surcroît. En d’autres termes, l’Egypte a décidé d’éviter une situation où la presse arabe lui ferait ce qu’elle a fait à la Syrie : se gausser d’un gouvernement qui a laissé s’infiltrer un espion israélien à tu et à toi avec tous les gros bonnets de l’armée et du régime. Tout homme, tout Etat, attache beaucoup de prix au prestige, à l’honneur. Mais pour un Arabe, pour un dirigeant arabe, perdre la face est quelque chose d’ignominieux. Si la presse arabe s’était emparée de l’affaire de l’espion juif au Caire, il aurait peut-être été impossible de sauver la vie de Wolfgang Lotz, et même celle de sa femme. Dans l’Egypte de Nasser, les espions étaient pendus haut et court. Dans celle de ses successeurs, on pend encore ou on exécute les coupables d’atteinte à la sûreté de l’Etat, même si la chose n’est pas rendue publique. Meir Amit pousse donc un soupir de soulagement en apprenant le verdict d’emprisonnement à vie. Il a des chances de revoir Lotz un de ces jours. Et ce jour arrivera bien plus tôt qu’il n’a pu l’imaginer. En 1966, une relation s’établit entre le Mossad et la présidence égyptienne. N’oublions pas qu’à l’époque, l’Egypte est toujours en état de guerre avec Israël, et que la France gaulliste est en train de refroidir ses relations avec Israël pour se rapprocher des pays arabes. Car le pétrole est roi, sans compter l’importance des marchés arabes pour l’industrie française, surtout celle des armements, en particulier les bombardiers et les avions de chasse des établissements Marcel Dassault. C’est ainsi que le président Charles de Gaulle et son ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, préparent la voie au renversement des alliances, qui va ouvrir à la France les vastes marchés arabes avides d’armes, et lui garantir son approvisionnement en pétrole. Ces signes avant-coureurs n’échappent pas au Mossad. Point n’est besoin d’espionnage pour cela. D’ailleurs, il existe un accord de non-espionnage mutuel entre la France et Israël. Malgré l’arrestation de Lotz, le Mossad n’a pas perdu tous ses pions en Egypte. Et c’est ainsi que je fais bénéficier le « Maariv » d’un scoop mondial. J’apprends par un ami qui travaille au Mossad que la France a invité en visite officielle le bras droit de Nasser, le maréchal Abdul Hakim Amer, qui sera reçu à l’Elysée par le président de Gaulle. La nouvelle fait sensation non seulement en Israël et au Moyen-Orient, mais aussi en France. Car c’est la première fois depuis la nationalisation du canal de Suez par Nasser qu’un invité égyptien de si haut rang sera reçu à Paris. Il est évident que c’est l’annonce d’une nouvelle ère dans les relations entre la France et l’Egypte et, par voie de conséquence, entre la France et Israël. Car, malgré les déclarations apaisantes du Quai d’Orsay, certains Israéliens – bien que rares – estiment que le rapprochement franco-arabe se fera au détriment de l’amitié franco-israélienne. Je n’ai cependant pas publié dans mon journal une nouvelle encore plus sensationnelle, mais absolument secrète, celle des relations entre le Mossad et Nasser – et rien moins que par le truchement du fameux Mahmoud Khalil, le «patron» du programme balistique égyptien avorté. Pour une fois, rien ne transpire à l’extérieur. En Egypte, Nasser n’a mis dans le secret que son homme de confiance, Abdul Hakim Amer. Lorsque ce dernier arrive à Paris et descend avec toute sa suite au Crillon, place de la Concorde, personne ne remarque particulièrement la présence de Mahmoud Khalil. Sa rencontre avec les représentants du Mossad se déroule à l’hôtel même. Khalil leur transmet un message stupéfiant de Nasser : il est prêt à accueillir secrètement au Caire une délégation israélienne en vue de pourparlers sur les relations entre les deux pays, mais exige en acompte à cette visite une aide financière d’Israël, c’est-à-dire le versement immédiat de 30 millions de dollars. C’est l’occasion pour les représentants de Meir Amit de mettre sur le tapis la libération de Lotz ainsi que de la demi-douzaine de Juifs qui croupissent dans les prisons égyptiennes depuis 1954, condamnés pour espionnage et attentats terroristes. La quatrième dimension du monde de l’espionnage refait surface dans toute sa puissance. Pendant que le président de Gaulle accueille dans son palais le représentant officiel de Nasser, à quelques pas de l’Elysée « Herr Doktor Mahmoud », petit, trapu, chauve mais doté d’une moustache fabuleuse, discute avec des représentants du Mossad. Des dépêches secrètes volent entre Paris et Tel-Aviv. Peut-on envoyer une délégation israélienne en Egypte ? Ne risque-t-elle pas d’être prise en otage par Nasser ? Le Mossad se méfie, et à juste titre. Après tout, l’Egypte et Israël se sont déjà affrontés dans deux guerres – et il y en aura trois autres avant l’arrivée d’Anouar El-Sadate à Jérusalem en novembre 1977. Quoi qu’il en soit, l’émissaire secret de Nasser ne ramène de Paris aucune réponse ferme. Et ce n’est pas à cause de la somme de 30 millions de dollars, une bagatelle comparée à ce qu’Israël était prêt à payer à la Syrie en échange de la vie d’un seul homme, Elie Cohen, et à ce qu’il serait prêt à payer en échange de la paix avec l’Egypte, avec Nasser, le porte-drapeau du panarabisme. C’est le problème de la délégation. Meir Amit se déclare prêt à en prendre la tête, mais Lévi Eshkol lui oppose un refus catégorique : – Il ne manquerait plus que le chef du Mossad soit retenu en otage par Nasser ! Le prudent chef du gouvernement d’Israël a de quoi se méfier. Nasser exige le secret absolu et ne veut mettre aucun tiers au courant de son invitation : ni les Etats-Unis, ni même la France. Néanmoins, l’existence d’un contact entre les deux pays permet d’espérer. Le chef du Mossad propose d’établir un «téléphone rouge» pour éviter tout incident fâcheux risquant de dégénérer en guerre – sur le modèle du téléphone rouge entre la Maison-Blanche et le Kremlin pour parer au danger atomique. De Gaulle lui aussi, après sa visite à Moscou, installera son téléphone rouge qui le relie au Kremlin.
• D’après «Mossad, 50 ans de guerre secrète» de Uri Dan

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