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Le nouveau désordre mondial, selon Todorov (11)

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Du reste, même si les populations des différents pays semblent être en accord, il n’en va pas de même des politiques gouvernementales : celles-ci restent au service des intérêts nationaux. Ainsi, face à la détermination des Etats-Unis à conduire une guerre en Irak, les pays européens se sont divisés. Ce n’était pas la première fois que cette absence de politique militaire européenne se faisait sentir. En 1995, l’Union européenne a laissé éclater une guerre civile en Yougoslavie, avec notamment des massacres commis en Bosnie : malgré les indignations publiques, aucune intervention n’a été envisagée (peut-être à cause de conflits d’intérêts entre Français et Allemands). En 1999, dans un contexte il est vrai plus problématique, l’Union européenne est restée passive face aux troubles du Kosovo ; l’intervention militaire a eu lieu, mais elle a été conduite, pour l’essentiel, par l’armée américaine. Une fois de plus donc, l’Europe a mis au grand jour sa dépendance sur le plan militaire. L’opinion publique de nombreux pays européens a condamné l’intervention américaine. Mais elle n’a pas cherché à articuler cette condamnation avec le fait que l’Europe dépend toujours pour sa sécurité de la puissance américaine. Deux attitudes cohérentes s’offraient à ce moment : bien admettre sa dépendance militaire et donc renoncer à toute critique d’une politique sur laquelle on n’a pas prise (c’est le choix des gouvernements espagnol, italien, britannique, qui ont dû affronter à ce sujet leur opinion publique) ; ou bien protester haut et fort, mais alors renoncer à la protection militaire offerte par les Etats-Unis. Vouloir garder les avantages des deux positions est incohérent. Comme le remarquait le sociologue Bruno Matour, on se condamne alors à une posture « uniquement morale », qui n’a « plus pour principe de réalité que celui de la vertu puisqu’on s’est déchargé sur d’autres du soin de dessiner les rapports de force ». (Le Monde du 5 avril 2003). Si les Etats européens ne veulent pas être condamnés à une gesticulation impuissante, ils ont le choix entre plusieurs solutions. Ou bien, et c’est la position actuelle de certains pays, ils confient leur défense à plus fort que soi (les Etats-Unis) et se contentent d’approuver tout ce que fait leur protecteur. C’est sans doute le président polonais Alexander Kwasniewski qui a exprimé cette position de la manière la plus franche au moment des pourparlers précédant l’intervention en Irak. La Pologne venant de rejoindre l’OTAN, il déclarait : « Si c’est la vision du président Bush, c’est aussi la mienne. » (International Herald Tribune, le 24 janvier 2003.) Ce choix de soumission inconditionnelle a été suivi par la « lettre des huit » dirigeants européens, dont ceux de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque, suivie à son tour par une « déclaration des dix », gouvernements de pays d’Europe orientale allant de l’Estonie à l’Albanie. On sait que, dix jours plus tard, le président français Jacques Chirac les a grondés publiquement, disant qu’il avaient « perdu une bonne occasion de se taire » et s’étaient comportés en enfants « pas très bien élevés », compromettant même leur future adhésion à l’Union européenne. Est-ce toute la leçon qu’il y aurait à tirer de cette péripétie survenue dans les préparatifs à la guerre contre l’Irak? Je n’ai reçu aucune confidence de la part des dirigeants des dix pays en question. Il me semble pourtant qu’on ne peut expliquer leur geste par un manque de bonne éducation, ni par une reconnaissance excessive envers les Américains pour leur rôle dans la guerre froide, ni enfin par les pressions, pourtant avérées, de Washington. Si les pays d’Europe de l’Est ont tenu à déclarer leur soutien inconditionnel à la politique des Etats-Unis, même au risque de mécontenter certains membres de l’Union, c’est qu’à l’est de leurs territoires s’étend un autre immense pays, la Russie. Même si l’actuel gouvernement russe ne mène pas une politique d’expansion, la disproportion quantitative entre cet Etat et les pays d’Europe de l’Est est telle que ces derniers se sentiront toujours menacés par leur voisin gigantesque. Ces pays-là savent à quoi ressemble la domination russe – ils l’ont vécue du temps de l’Union soviétique, et pour certains – la Pologne – depuis bien plus longtemps. La question qu’ils ne peuvent manquer de se poser est : en cas de menace directe, serons-nous mieux protégés par les Etats-Unis ou par les forces réunis de la France et de l’Allemagne ? La réponse ne fait pas le moindre doute. Le bouclier militaire américain est crédible; celui de la France ne l’est pas. Etant dans l’impossibilité de tenir tête toute seule aux grandes puissances, la Pologne préfère être le satellite des Etats-Unis que de la Russie : ce protecteur-là est à la fois plus libéral et plus lointain. Une seconde solution consiste à renoncer à la protection américaine sans se soucier d’en chercher une autre de rechange. C’est l’attitude des pays neutres comme la Suisse ou l’Autriche ; on sait que la tentation pacifiste est également forte en Allemagne. Le hasard a voulu que je traverse l’Allemagne en voiture, début avril 2003 ; je voyais souvent affiché aux fenêtres : Nie vider Krieg ! Qui ne voudrait que ce voeu se réalise ? Mais suffit-il, pour cela, de se désarmer soi-même ? Pourra-t-on un jour « interdire la guerre » ? Il est permis d’en douter. Le pacifisme repose tantôt sur une idée fausse, à savoir que l’agressivité humaine est en train de dépérir et que la violence disparaît progressivement de ce monde ; et tantôt sur une idée lâche, à savoir qu’aucun bien, aucun idéal ne vaut la peine qu’on se sacrifie pour lui. La négociation est certes toujours préférable à la guerre ; malheureusement elle n’est pas toujours possible. La politique d’« endiguement» pacifique a bien fonctionné contre Staline ; elle a échoué contre Hitler. Les Européens d’aujourd’hui ne devraient pas l’ignorer : après tout, l’Union européenne n’est devenue possible que grâce à une victoire militaire, celle des Alliés sur le nazisme allemand. Si l’on avait renoncé volontairement à l’usage des armes, les héritiers de Hitler régneraient toujours sur l’Europe. Le désarmement n’a jamais assuré la paix : certains agresseurs n’entendent que le langage de la force. Les Etats désarmés seraient la proie facile de ceux qui n’ont pas renoncé à l’usage des armes. Et pourquoi se retiendraient-ils de conquérir une Europe opulente mais sans défense ? Les hommes politiques qui prôneraient ce choix mettraient en danger le destin de leur peuple. L’Europe tout entière ne saurait se contenter de la voie de la Suisse, riche et neutre : celle-ci est protégée par sa position d’exception, ce qui ne vaudrait plus pour tout le continent. Il reste enfin une troisième solution, qui est de transformer l’Union européenne en puissance militaire et donc de devenir à son tour partie prenante de cet ordre pluraliste qui assuraient l’équilibre mondial – solution déjà proposée par de nombreux hommes politiques, mais qui n’a trouvé pour l’instant qu’une réalisation très partielle. Le pluralisme est préférable à l’unité ; or pour l’instant il n’existe pas. Ce choix a pourtant pour lui un argument qui relève de l’évidence : aucune agression contre un pays européen ne peut venir de l’intérieur de l’Europe. Les seules agressions concevables trouveront leur origine à l’extérieur. Or dans ce cas, ce qu’il faut défendre est l’Union tout entière – et cette défense sera d’autant plus efficace que les forces individuelles des différents pays seront réunies. Autre évidence : si l’Europe veut avoir une politique autonome, et s’affranchir de la tutelle parfois trop encombrante des Etats-Unis, elle doit assurer toute seule sa défense.

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