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Le nouveau désordre mondial, selon Todorov (14)

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L’idéologue néofondamentaliste Gary Schmitt déclare par exemple : «Les Etats-Unis ont le droit d’être «l’arbitre majeur » des affaires de sécurité parce qu’ils sont la seule puissance civilisée qui ait le pouvoir et la volonté de faire ce qu’il faut pour empêcher les nations non civilisées d’attenter à la paix et à la sécurité. » (Le Monde du 23 mars 2003.) Quelle que soit la définition de « civilisé » dans cette phrase, elle ne suffit pas pour convertir la puissance, serait-elle la plus grande, en droit. Pour agir, la justice ne peut se passer de la force. L’idée du juste s’incarne en principes universels, en droit naturel, en droits de l’Homme, puis en constitutions et lois ; mais, pour entrer en vigueur, ces lois doivent être appuyées sur la force de l’Etat. Toutefois, l’Etat n’a pas le droit de tout faire : il est lui-même tenu de respecter la loi. C’est pourquoi les gouvernements ne sont pas autorisés à pratiquer la torture, même contre leurs pires ennemis, ni à les maintenir hors de toute légalité, comme les fantômes de Guantanamo. C’est aussi au nom de la justice que les Européens refusent d’être dirigés par les seules forces économiques. Dans les pays communistes, l’économie était soumise à la politique et, par conséquent, elle dépérissait. Mais il n’y a pas lieu non plus que la politique obéisse en tout à l’économie (aux « lois du marché ») : la dynamique économique doit pouvoir agir, mais les Etats comme l’Union européenne s’efforcent d’en limiter et corriger les effets, au nom de la justice sociale, c’est-à-dire de la protection des plus faibles (non une redistribution mécanique des richesses mais une solidarité institutionnalisée). Sur le plan international, les Européens légitiment de nouveau le pouvoir par la manière de l’exercer, et lui imposent d’eux-mêmes des bornes, en se contraignant par des traités et des contrats, en mettant en place des institutions communes à tous. Tel est le principe qui fonde la « puissance tranquille ». Démocratie. Autre invention grecque, celle qui veut que le pouvoir soit entre les mains du «peuple», c’est-à-dire de tous les citoyens. On sait bien que nombreuses sont les personnes exclues de la citoyenneté en Grèce (femmes, esclaves, hommes d’origine étrangère) ; la démocratie moderne n’écarte plus personne, si ce n’est les fous et les criminels (et les enfants). Notre participation démocratique s’exprime par le vote destiné à faire élire nos représentants provisoires; et puisque tout un chacun est membre du «peuple» au même titre, nos droits sont rigoureusement identiques et toute voix pèse autant quelconque ce principe d’égalité absolue devant la loi ne peut donc être qualifié de démocratie ; mais ne l’étaient pas non plus les Etats-Unis avant l’abolition de toute discrimination raciale (d’où le combat pour les droits civiques). De même, reste extérieur à la démocratie tout Etat qui accorde à certains de ses citoyens des droits spécifiques en fonction de leurs religion, langue ou coutumes. La démocratie est un Etat, non pas « naturel », au sens où il exigerait l’appartenance de tous les citoyens à une catégorie quelconque (race, religion, etc.), mais «contractuel». Un Etat peut être conforme à l’esprit de justice sans être une démocratie ; toutefois, les peuples européens sont attachés au régime démocratique. Liberté individuelle. L’individu acquiert un statut en Grèce, puisque c’est lui qui accède à la raison (donnée à tout un chacun), bénéficie de la justice (universelle mais éprouvée par chacun) et participe de la démocratie (il y exerce sa volonté). La formule « l’homme est la mesure de toute chose » exige aussi qu’on juge l’utilité des actions par rapport aux bénéfices qu’en reçoit l’individu, même si les intérêts de la communauté, voire de l’humanité, ne sont pas écartés. Mais c’est la religion chrétienne qui donne à cette notion une impulsion décisive puisque, à la différence des doctrines antérieures, elle affirme la relation directe entre Dieu et chaque homme. Cette relation, il est vrai, ne s’étend pas à tous les aspects de l’existence humaine, seulement à ce qui touche son créateur; mais progressivement s’établira aussi la valeur de l’individu dans le monde social des hommes. Or un trait de l’individu jouera ici un rôle essentiel : c’est sa liberté, entendue comme une capacité d’agir en fonction de sa propre volonté. Le manque de liberté peut être de deux espèces. Ou bien les hommes sont entièrement déterminés par leur nature (on disait naguère : leur race, leur sang ; aujourd’hui : leurs gènes) ou encore par leur culture (langue, religion, éducation) ; dans ce cas mieux vaut confier à la science les rênes de leur conduite, plutôt que de les laisser errer. Ou bien encore ils sont soumis à un contrôle venant d’autres individus, ou d’institutions, ou de l’Etat; dans un cas extrême, l’individu est réduit à l’esclavage. C’est donc la possibilité d’échapper à l’emprise de ces deux contraintes, l’une impersonnelle, l’autre sociale, qui circonscrit la liberté de l’individu : l’homme, disait Rousseau, peut en toutes circonstances « acquiescer ou résister » (III, p.142). Pour cette raison, les Européens chérissent les régimes qui respectent leur droit à la liberté ; c’est ce qu’ils appellent une «démocratie libérale». La démocratie seule, en effet, ne leur suffit pas : le peuple pourrait décider qu’il faut imposer la terreur, ou le cannibalisme, ou l’extermination des membres les plus faibles du groupe ; l’individu n’aurait pas le droit de protester si sa liberté n’était pas protégée en même temps. Tout homme, toute femme a le droit d’échapper aux prescriptions du groupe sans subir de dommages, tant que sa liberté ne nuit pas directement aux autres : formule restrictive qui laisse place au débat et qui permet de comprendre que pour certains les femmes sans voile sont une nuisance, alors que pour d’autres la pornographie à la télévision ne l’est pas. Le consensus peut donc évoluer ; mais tous les Européens sont d’accord pour exiger liberté de croyance, liberté d’opinion, liberté dans la manière d’organiser sa vie privée ; et pour refuser que l’Etat contraigne les individus par la force, comme l’ont fait les régimes totalitaires. Le droit d’appartenir à une minorité (linguistique, religieuse ou autre) sans devenir l’objet de persécutions fait partie de ces libertés individuelles. En postulant la liberté de l’individu par rapport aux causes qui le conditionnent, on affirme en même temps que chacun demeure, jusqu’à son dernier jour, un être inachevé : il est perfectible, il peut changer (pour le meilleur ou pour le pire). C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Union européenne exige de tous ses membres qu’ils renoncent à la peine de mort : celle-ci dénie au criminel la possibilité de changer lui refuse donc l’appartenance au genre humain – ce qui est, à son tour, une forme de crime. Laïcité. Paradoxalement, l’idée de laïcité provient d’une tradition religieuse : le christianisme. En affirmant : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu» (Mt, XXII, 21) et «Mon règne n’est pas de ce monde» (Jn, XVIII, 36), le Christ pose la séparation radicale entre Ciel et Terre, entre le théologique et le politique. La laïcité désigne, non l’absence ou le rejet du religieux, mais cette séparation même, et donc le refus d’imposer les valeurs chrétiennes par le glaive. Malgré la formule christique originelle, la séparation ne s’est pas opérée sans peine, au sein même de la tradition chrétienne. Le christianisme devenant la religion officielle d’un Etat, la tentation est grande de régler les lois de la cité des hommes d’après celles de la cité de Dieu et de soumettre le pouvoir royal à l’autorité du chef de l’Eglise, le Pape. Il faudra attendre le XIVème siècle et les conflits armés entre Papes et Empereurs pour voir les premiers grands théoriciens de la laïcité, Marsile de Padoue et Guillaume d’Occan, poser les fondements théoriques de l’Etat souverain, comme la séparation parallèle entre foi et raison. Le contraire de la laïcité est l’idéocratie, c’est-à-dire la confusion entre idéologie et Etat. Celle-ci peut prendre la forme de théocratie, le clergé décidant des choix politiques des hommes ; mais aussi – et c’est sous cette forme que la menace s’est concrétisée au XXème siècle en Europe – celle du totalitarisme, lorsque le Parti, porteur de l’idéologie, se confond avec l’Etat. L’expérience traumatisante du communisme et du nazisme rend les Européens particulièrement vigilants à l’égard de toute infraction à la laïcité. C’est aussi probablement la partie du monde où les pratiques religieuses sont le plus strictement réservées à la sphère privée. Ce choix a une conséquence importante. Puisque Ciel et Terre ne sont pas en continuité, toute tentative d’établir un paradis terrestre est bannie. Les Etats laïcs contemporains ne se proposent pas d’assurer le triomphe définitif des valeurs qu’ils défendent, ni de guérir l’humanité de ses tares une fois pour toutes. L’homme est résolument imparfait, ses sociétés sont critiquables, et elles le resteront. Les Européens d’aujourd’hui retrouvent, mais sous une tout autre forme, l’idée chrétienne du péché originel, ineffaçable dans cette existence-ci. Ils s’opposent en revanche à toute hérésie millénariste ou messianique, qui voudrait bâtir le royaume céleste ici et maintenant. Ils refusent, pour cette raison, d’accepter la dégradation du présent au nom de l’avenir radieux. Tolérance. Autre héritage de l’histoire religieuse, la tolérance est entendue aujourd’hui plus largement. Elle part d’un constat, celui de l’extraordinaire diversité entre les hommes et entre les sociétés ; et elle pose une séparation entre les différences tolérables et celles qui ne le sont pas.

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