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Le nouveau désordre mondial, selon Todorov (15)

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Ce qui est intolérable, au sein d’un Etat, est puni par la loi : ce sont les délits et les crimes, c’est la violence mise au service, justement, de l’intolérance. Cela laisse de côté l’immense domaine des différences tolérables. Ni les individus ni les groupes ne sont obligés d’approuver les manières de penser et d’agir des autres ; mais ils n’ont le droit ni de les empêcher de persister dans leurs choix ni de les persécuter. L’Europe présente un extraordinaire assemblage de différences. A la pluralité de langues, s’ajoute celle des coutumes, des traditions, des manières d’organiser le temps et l’espace, public ou privé, des groupes sociaux, des professions, des partis. La petitesse des Etats a rendu inévitables les rapports entre eux. Après s’être fait la guerre les uns aux autres pendant des siècles, après s’être haïs et méprisés mutuellement, les peuples européens en sont venus à vivre ensemble au sein d’une Union. Les différences n’ont pas disparu comme par magie, mais elles ont cessé d’être une source d’hostilité et peuvent même être appréciées pour elles-mêmes. Comme le remarque Jürgen Habermas, « la reconnaissance des différences – la reconnaissance mutuelle de l’autre dans son altérité – peut aussi devenir la marque d’une identité commune » (Libération, 31 mai 2003). On pourrait se demander dans ce contexte si l’unification de l’Europe, se produisant de surcroît à l’âge de la mondialisation, ne menace pas cette diversité culturelle. Je crois pour ma part que le danger est surestimé. Les êtres humains ont su de tout temps faire la différence entre identité civique, ou administrative, et identité culturelle ; à cet égard, l’Etat-nation est plutôt l’exception que la règle. Posséder un passeport européen ne vous empêche nullement de vous sentir espagnol de coeur, et même andalou. Et ces identités culturelles sont moins fragiles qu’on ne le dit. Certaines langues de faible diffusion sont en train de disparaître, il est vrai ; mais à partir du moment où elles sont parlées par quelques millions de personnes, elles résistent bien. La population bulgare, en comptant toutes les minorités, atteint à peine dix millions ; je n’ai pas entendu dire que les petits Bulgares commencent aujourd’hui à parler en anglais, en allemand ou en russe. L’effet « Europe » serait plutôt que les jeunes Bulgares, sachant que leur langue maternelle est peu pratiquée au-delà des frontières du pays, apprennent tôt les langues étrangères. Français et Allemands trouvent les mêmes produits dans leurs supermarchés, mais leurs langues restent toujours aussi imperméables l’une à l’autre. Quand deux ressortissants de ces pays se rencontrent, ils risquent de se parler en « anglais international » ; mais chez eux chacun parle l’idiome natal. Et ce n’est pas seulement une question de langue : on peut reconnaître un Français et un Allemand à leur manière de traverser la rue, ou d’éduquer leurs enfants, ou de participer à la vie intellectuelle du pays – les traditions perdurent. Pourquoi l’intégration européenne ne change-t-elle rien à l’affaire, ou si peu ? C’est que ces traditions ne se transmettent pas dans la simultanéité, entre personnes de la même génération, mais dans la succession, d’une génération à l’autre. Les langues évoluent, bien sûr, mais très lentement : nous comprenons toujours celle de Montaigne. La représentation que nous avons de notre monde est, sur ce point encore, trompeuse : l’on sous-estime généralement la puissance du lien entre générations, car nous aimons nous figurer en sujets libres, esprits se choisissant à partir d’une table rase. La culture participe de cette transmission entre générations, et pour cette raison résiste bien aux unifications. Qui dit puissance militaire – serait-elle « tranquille » – dit aussi : des soldats qui acceptent de mettre leur vie en danger. Or on ne meurt pas volontiers pour que s’abaissent les droits de douane ou que remonte le CAC 40. Les Etats nationaux eux-mêmes ne suscitent plus aujourd’hui d’adhésion affective : on se contente de leur demander des services. La défense de l’identité européenne et des valeurs qui la constituent justifie mieux les risques qu’implique la prise en charge de notre défense par nous-mêmes. Tant que l’Europe n’est qu’une commodité, elle ne peut susciter la passion ; il faut pour cela qu’elle soit aussi une idée.
Adapter les institutions
Si l’on adopte la vision de l’Europe esquissée dans les pages qui précèdent, on s’aperçoit aisément que les institutions européennes, telles qu’elles existent au jour d’aujourd’hui, ne la servent pas bien ; elles devraient donc être transformées. Ce à quoi s’emploient par ailleurs diverses assemblées et notamment, en 2003, la Convention européenne. Je voudrais profiter de ce que je ne suis membre d’aucune commission et n’ai de comptes à rendre à personne pour réfléchir en toute liberté sur les institutions qui seraient les plus appropriées à une nouvelle Europe. Je me facilite grandement la tâche en m’interrogeant seulement sur le souhaitable, sans me préoccuper de la manière de la réaliser. Mais je me dis qu’avant de chercher les moyens, il faut s’entendre sur le but. Les propositions qui suivent n’ont pas le mérite de l’originalité ; elles ont été formulées par d’autres auteurs, provenant d’horizons politiques fort divers, de « gauche » ou de « droite ». Mais justement, les propositions existantes sont nombreuses, et souvent incompatibles entre elles. Plutôt que l’originalité, je recherche la cohérence : à supposer que l’on s’accorde sur l’esprit de l’Europe à venir, quelles institutions lui conviendraient le mieux? J’ai parlé de la nécessité pour l’Europe de s’assumer comme une « puissance tranquille », autrement dit comme une force militaire autonome, capable de se défendre contre tout adversaire (autre que les Etats-Unis), comme d’aider ses aliés. Cette transformation exige une mise en commun et un renforcement sensible des budgets militaires. Une fois cette force constituée, se pose évidemment la question de ses rapports avec l’O.T.A.N. Celle-ci devrait à son tour se transformer dans deux directions. D’une part, en devenant militairement autonome, l’Europe devrait reprendre à l’Organisation atlantique son matériel et le mettre sous son propre contrôle. D’autre part, une O.T.A.N. bien plus restreinte resterait utile en tant que cadre de coopération militaire entre l’Union européenne et les Etats-Unis, dans les situations où cette collaboration s’impose (solidarité en cas d’agression contre l’un des partenaires, lutte contre le terrorisme islamiste, etc.). Tous les pays de l’Union européenne ne sont pas prêts à lâcher l’O.T.A.N. pour la remplacer par la force européenne. Tel est notamment le cas des pays de l’Est, qui vivent encore avec le souvenir douloureux de l’interventionnisme soviétique : ils jugent que la protection américaine est plus solide que la protection européenne. Il n’est ni bon ni possible de les forcer ; c’est avec le temps qu’ils pourraient changer d’avis. Il faut pour cela que s’atténue le traumatisme totalitaire, d’un côté ; que monte en puissance l’armée européenne, de l’autre. Un jour viendra où ces pays jugeront qu’il est de leur intérêt de se joindre à la force européenne ; ils le feront alors de leur plein gré. Le cas de la Grande-Bretagne est différent puisque, pour des raisons nombreuses, elle a lié sa politique militaire à celle des Etats-Unis. Là encore, il faudra attendre que le changement vienne de l’intérieur : la Grande-Bretagne pourrait trouver un avantage à jouer le maître ici plutôt que le valet là-bas. Ce changement est d’autant plus souhaitable que l’armée britannique est la plus importante d’Europe ; c’est même à elle que devrait être confiée la direction de la future défense de l’Union. En attendant, il faut donc partir du constat que tous les pays européens n’aspirent pas pareillement à l’intégration militaire. Plutôt que d’attendre passivement le changement, plusieurs observateurs l’ont remarqué, une nouvelle approche s’impose : c’est d’instituer une Europe, non à plusieurs vitesses, mais à plusieurs cercles concentriques. Le cercle intérieur, ou noyau dur, serait constitué par les pays qui acceptent ce constat : que les problèmes de sécurité comme de relations avec les pays extra-européens leur sont communs, puisque aucun danger ne les menace de l’intérieur de l’Europe. En même temps, se défendre ensemble, agir au-dehors ensemble est préférable : leur intervention aurait plus de poids. Ces pays décideraient donc d’unifier leurs politiques extérieures et de défense. Une telle communauté n’est plus une confédération, ou coordination d’États indépendants, comme c’est le cas actuel de l’Union, mais une fédération. Il semble que les États fondateurs de l’Union- Allemagne, Benelux, France, Italie – seraient d’accord pour franchir ce pas ; ils pourraient donc fonder, au sein même de l’Union, la Fédération européenne. Une conséquence de cette mesure serait que le président de la République française se trouverait privé de ce qu ‘on appelle son domaine réservé, c’est-à-dire justement la défense et les affaires étrangères. Les institutions françaises seraient donc amenées à évoluer vers un régime plus directement parlementaire. Le cercle concentrique suivant serait celui de l’Union européenne sous sa forme actuelle : un ensemble, demain, de vingt-cinq pays et, dans un avenir relativement proche, de trente-cinq (incluant les pays des Balkans, la Moldavie, la Norvège).

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