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Le nouveau désordre mondial, selon Todorov (6)

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A moins que le but de l’intervention n’ait été tout autre, comme l’annonce maintenant l’ancien commandant de l’O.T.A.N., le général Wesley Clark: « Aucune cible particulière, ni aucun ensemble de cibles n’était aussi important que la cohésion de l’O.T.A.N. » (Waging Modern War, p.430). Mais alors, on ne peut manquer de se demander: la sauvegarde d’une institution, serait-ce celle de l’O.T.A.N., justifie-t-elle le sacrifice de vies humaines ? La guerre préventive, déclenchée non à cause d’une attaque réelle, mais d’un sentiment d’insécurité, se fonde sur une appréciation forcément partiale et subjective. L’exemple des Etats-Unis risque de devenir contagieux : si l’on accepte que chaque pays attaque les autres en fonction de ses seules appréciations, la voie est ouverte à une guerre permanente de tous contre tous. Il est vrai que les tyrannies sont détestables. De nombreux Afghans hier, Irakiens aujourd’hui, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ont souhaité une intervention étrangère pour chasser les détenteurs détestés du pouvoir. Mais étaient-ils prêts à assumer toutes les conséquences de leur geste? Imaginons-les devenus, demain, les dirigeants d’un nouveau gouvernement : accepteront-ils que le destin de leur pays soit décidé ailleurs que chez eux ? Que les puissances étrangères les déposent quand leur politique cesse de leur plaire ? Autrement dit, sont-ils prêts à se soumettre demain à une règle qui les lèse – cette même règle qui, aujourd’hui, tourne à leur avantage? Le second objectif poursuivi par cette guerre était la victoire sur le terrorisme et donc le renforcement de la sécurité nationale. Peut-on dire qu’il a été atteint ? La guerre d’Afghanistan a très certainement diminué la menace immédiate d’attaques terroristes ; on a vu que le lien entre le régime irakien et les réseaux islamistes était beaucoup plus problématique. Il faut surtout dire que la guerre traditionnelle – bombardements, destruction, occupation – n’est pas le moyen approprié pour combattre le nouvel ennemi. Les Etats-Unis ont eu la chance, en quelque sorte, qu’un pays – l’Afghanistan – se soit déclaré solidaire du réseau ; une riposte militaire traditionnelle devenait possible. Cependant, cette manière d’assumer la responsabilité des attentats, qui illustre une nouvelle fois l’ineptie politique des agresseurs préférant « rouler les mécaniques » plutôt que de « disparaître dans la nature », risque de ne pas se reproduire dans l’avenir ; et cela rendra le combat contre les agressions terroristes beaucoup plus difficile. Le problème ici vient de ce que l’agression est perpétrée par des individus sans territoire défini. Les progrès technologiques ont permis de mettre des armes dangereuses entre les mains de personnes isolées, et non plus seulement les Etats. Ces personnes parviennent à se cacher sans trop de peine et échappent ainsi à toute riposte militaire. D’un autre côté, ces mêmes individus envisagent avec sérénité le sacrifice de leur propre vie ; de ce fait, les actions préventives habituelles n’ont pas prise sur eux. Les Etats-Unis peuvent aujourd’hui l’emporter dans n’importe quelle confrontation de type classique : voilà ce qui semble clair. Mais, face à la menace terroriste, ils ressemblent un peu à un boxeur qui essaie d’écraser des moustiques sans enlever ses gants. Les missiles à laser et les bombes à fragmentation devraient céder ici la place à d’ autres méthodes : infiltration des réseaux, filatures, écoutes, blocage des flux financiers, enlèvement ou exécution d’individus particulièrement dangereux, propagande. En même temps, les terroristes doivent être isolés de leur base et à cette fin, sans pour autant céder au chantage, il faut supprimer les causes du ressentiment, les injustices dont on est responsable et qui assurent l’appui affectif de la population aux terrristes. Si une population entière considère que la cause des terroristes est juste, le combat contre eux a peu de chances de réussir : telle est l’amère expérience que la France a tirée de la guerre d’Algérie, où sa supériorité militaire était pourtant incontestable. De ce point de vue, il n’est pas certain que la guerre en Irak ait vraiment contribué à l’éradication du terrorisme. La violence engendre la violence : pour être banale, cette formule n’en est pas moins vraie. Cette guerre sera inévitablement ressentie comme une humiliation par de nombreuses populations arabes, musulmanes ou simplement non occidentales. Or l’humiliation, subie ou imaginée, est mère du fanatisme, et rien ne nourrit mieux le terrorisme que la convergence de l’aptitude à se sacrifier avec la technologie de destruction devenue accessible à tous. Depuis la fin de la guerre, les attentats ont repris ; le terrorisme se porte bien. Les effets positifs escomptés par la guerre restent bien problématiques. En revanche, certains effets négatifs sont incontestables. Pour commencer, les dégâts infligés à l’Irak, le pays et sa population. Je n’essaierai pas de rivaliser avec les écrivains anciens et modernes qui ont décrit en termes bouleversants les désastres de la guerre ; mais il faut bien rappeler quelques évidences. Et ne jamais oublier que derrière ces vocables abstraits – guerre, victoire, libération – se cachent des corps déchiquetés et des maisons détruites. Chaque individu est unique et irremplaçable, la vie de chaque être humain est sans prix ; intégrer le nombre de victimes que l’on cause dans des calculs stratégiques est une obscénité. Ces individus ne vivent pas isolés, ils sont l’objet de l’amour de leurs proches dont la vie sera bouleversée à jamais: hommes et femmes, pères et mères, fils et filles, destinés à ruminer jusqu’à leur propre mort celle d’un être qu’ils chérissaient plus que tout au monde, et qui ne reviendra pas. Quel est ce dieu impitoyable qui décide que le changement de régime justifie le sacrifice de mille, de dix mille ou de cent mille vies et la souffrance ineffaçable de dix fois plus d’êtres qui leur sont proches ? Comment peut-on s’extraire à ce point de la communauté humaine (ou, au contraire, en extraire la population « ennemie ») pour décider, comme à l’heure d’Hiroshima, qu’un quart de million de vies humaines est un prix raisonnable à payer pour hâter la victoire ? La séparation même entre victimes civiles et militaires devient ici factice : que sont ces soldats sinon des garçons qui étaient des civils quelques mois plus tôt et qui sont destinés à le redevenir quelques mois plus tard ? Au-delà du présent, il y a l’avenir : les blessés destinés à rester mutilés, malades, impotents; les enfants condamnés à grandir sans parents, promis à l’amertume, à la révolte et aux rêves de vengeance. Au-delà des êtres, il y a le cadre de vie : les maisons, avec tout ce qui s’y est accumulé pendant des années, projections de l’identité en dehors de soi. Les rues et les routes qui les relient. Les bâtiments, champs et paysages, transformés en ruines, en terrains vagues, en espaces éventrés. C’est cela, et tant d’autres souffrances vécues par des individus anonymes, que l’on accepte de tenir pour quantité négligeable quand on choisit d’atteindre son but rapidement par le moyen de la guerre plutôt que lentement par la voie des négociations et des pressions. Combien de morts pendant cette guerre en Irak ? On connaît le nombre exact des victimes du côté anglo-américain – 150 personnes – mais non celui des tués irakiens. Les chiffres complets manquent – mais on peut se faire une idée. Par exemple, on a compté, pour la première incursion des blindés américains dans des faubourgs de Bagdad, qui n’aura duré que trois heures, 1 tué américain pour 2000 à 3000 mots irakiens (Le Monde du 16 avril 2003). Plusieurs divisions de l’armée irakienne ont été anéanties, dit-on, comme si elles étaient tombées « dans un hachoir à viande ». Le Financial Times du 11 avril 2003 avance une estimation : environ 30.000 militaires irakiens tués, à quoi s’ajouterait un nombre indéfini de civils. Tel est l’effet des 24.000 bombes larguées, des 800 missiles tirés, des innombrables coups de feu : faut-il s’en étonner ? Les armes sont faites pour tuer ; et elles tuent. Et en même temps : a-t-on le droit de se consoler en disant que la guerre aurait pu être bien plus meurtrière (c’est la raison pour laquelle le général Jay Garner la trouve « miséricordieuse ») ? Devient-on vraiment un bienfaiteur de l’humanité parce qu’on n’a pas tué autant de personnes qu’on le pouvait ? Il n’y a pas de quoi être fier des effets de la guerre auprès de l’ennemi, même si la « chute du tyran» était souhaitable. Ses effets chez les tiers – les peuples restés à l’écart du conflit – ne sont pas non plus tous positifs. Certes, personne ne doute plus – si on le fait encore – de la supériorité militaire américaine ; à moins d’avoir le goût du suicide, personne ne défiera les Etats-Unis sur ce terrain-là. Mais le prestige du pays n’en est pas sorti grandi : cette démonstration de force brute, ce choix de ne tenir aucun compte des objections et des réserves, ont provoqué un sentiment diffus d’hostilité.

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