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Le traître (2)

© D.R

En cette fin septembre 1986, Shimon Peres doit donc affronter la triste réalité en tant que Premier ministre et grand patron du Mossad et des services de sécurité : un traître israélien a vendu les secrets de la centrale atomique de Dimona. Selon l’accord du gouvernement de coalition avec le Likoud, il est supposé céder bientôt sa place à Yatzhak Shamir. Certains membres de son entourage le poussent à rester en place. Lui-même estime peut-être qu’un grand événement extérieur ou intérieur lui permettrait de ne pas respecter l’accord passé. Multipliant les rencontres avec Ronald Reagan à Washington -, il semble espérer que la signature d’un traité de paix avec la Jordanie et les Palestiniens le maintiendrait en place. Mais en vendant ses secrets au plus offrant, Mordechai Vanunu a placé une bombe à retardement sous le siège du dirigeant travailliste. Shimon Peres redoute le scandale international qui ne manquera pas d’éclater et, surtout, une grave atteinte à la sécurité d’Israël. Il est évident que l’affaire Vanunu pose la question de la coordination entre les services de sécurité d’Israël. On s’explique mal autrement comment cet individu, déjà disqualifié par un service à cause de son état psychique, a pu être jugé par un autre service digne employé à la centrale atomique de Dimona. Cette carence est d’autant plus grave quand on connaît les opinions politiques affichées par Vanunu. Né à Marrakech en 1954, Mordechai arrive en Israël avec ses parents et six frères et soeurs au début des années 1960. La famille Vanunu s’installe à Beersheba. Parallèlement à son travail à la centrale de Dimona, Mordechai suit des cours de philosophie à l’université de Beersheba et milite dans un proupuscule judéo-arabe d’extrême gauche, qui manifeste ouvertement contre la politique de sécurité du gouvernement. Là encore, le service de sécurité de la centrale manifeste une négligence criminelle. C’est seulement à la fin de l’année 1985 que Mordechai Vanunu est renvoyé dans le cadre d’un licenciement global de près de deux cents employés. Vanunu quitte aussitôt Israël à destination de l’Extrême-Orient. Arrivée en Australie au début de l’été 1986, il s’y installe et se lie d’amitié avec un opportuniste qui lui conseille de monnayer son dossier compromettant et le met en rapport avec la rédaction du Sunday Times. Fin 1986, Vanunu arrive à Londres et remet ses documents secrets en échange de 200.000 livres sterling. Malgré les démarches du gouvernement israélien, le Sunday Times publie l’histoire à sensation, aussitôt reprise par les médias du monde entier. Coïncidence fâcheuse, Shimon Peres arrive à Paris au même moment pour célébrer dans les salons du château de Versailles ce centième anniversaire de la naissance de Ben Gourion, sous l’égide de François Mitterrand – financée par un ami franco-suisse. Convié à y assister par l’ambassadeur d’Israël en France, Ovadia Sofer, je refuse de me joindre à des festivités que je juge intempestives. C’est, me semble-t-il, insulter la mémoire de Ben Gourion que de lui rendre hommage à l’ombre d’une trahison aussi révoltante que celle de Mordechai Vanunu. Car c’est David Ben Gourion, à la fois Premier ministre et ministre de la Défense, qui a donné son feu vert à Shimon Peres pour l’achat en France de la centrale atomique de Dimona. Israël a déjà eu ses traîtres : agents soviétiques débusqués aux échelons supérieurs du ministère de la Défense ou officiers israéliens recrutés par des pays arabes. Mais ces trahisons font figure de vétilles à côté de la félonie de Vanunu et de ses terribles conséquences. C’est signe aussi que le ver est dans le fruit, minant l’efficacité des services de sécurité d’Israël. Le New York Post, dont je suis le correspondant à Paris, me demande un article sur la sensation du moment. Je prends contact avec deux représentants diplomatiques d’Israël en Europe occidentale et leur pose la même question : comment se fait-il que Vanunu se promène encore en liberté ? Le premier me répond que c’est en effet scandaleux. Mais le second me suggère de ne pas sauter sur des conclusions hâtives. Inutile de poser d’autres questions. Je téléphone aussitôt mon article au New York Post : personne ne sait ni ce que fait Vanunu ni où il se trouve. Il est bien entendu recherché. Dans le passé, Israël n’a pas hésité à enlever des ressortissants soupçonnés de trahison. Dans les années 50, un officier d’aviation qui tenait de vendre des secrets militaires à l’ambassade d’Egypte à Rome a ainsi été enlevé et transféré manu militari en Israël. Quelques jours après les festivités de Versailles, un hebdomadaires américain de grande diffusion annonce que Vanunu a disparu : il a été enlevé par le Mossad sur l’ordre de Shimon Peres, et ramené en Israël en bateau. La fuite vient de l’entourage du Premier ministre ; elle vise à apaiser la critique et manifester l’autorité de Shimon Peres. Exemple classique de fermeture des portes de l’écurie après la disparition des chevaux. Par ailleurs, il est évident qu’une action énergique est nécessaire pour dissuader d’autres candidats à la trahison, peut-être aussi pour aider Peres à se maintenir au pouvoir. Les Israéliens apprécient ce genre d’opérations secrètes. Dans le cas de Vanunu, beaucoup auraient sans doute préféré apprendre la découverte de son cadavre flottant sur la Tamise. L’article de l’hebdomadaire américain provoque une vague de spéculations. Le Sunday Times annonce que Vanunu, parti en week-end avec une jeune Américaine, n’a pas reparu à Londres. La famille du traître le recherche en Israël. Le gouvernement israélien est finalement forcé de réagir. Le 9 novembre 1986, un communiqué laconique met fin aux théories : «Mordechai Vanunu est légalement détenu en Israël. Tompant la surveillance de ses gardiens, l’inculpé réussit à faire savoir au monde qu’il a été enlevé. Dans la fourgonnette qui le conduit au tribunal de Jérusalem chargé de prolonger sa détention provisoire, il plaque une main sur la vitre arrière du véhicule, attirant la ruée des photographes. Elle porte une inscription écrite à l’encre : « J’ai été enlevé à Rome, Italie, le 30.9.86 à 21 heures. Je suis arrivé à Rome sur le vol BA 504 ». Munis de ce renseignement, les enquêteurs du Sunday Times et d’autres journaux pourront reconstituer la façon dont Vanunu a été enlevé. Soucieux de ses relations avec Margaret Thatcher, Shimon Peres a interdit au Mossad d’agir en territoire britannique. Il fallait donc attirer Mordechai Vanunu hors de Londres, où il est avéré qu’il s’est rendu après avoir quitté l’Australie. Le Mossad va dès lors user du piège le plus vieux du monde : l’appât sexuel. Il lance sur les traces de Vanunu la belle Cindy, détentrice d’un passeport américain authentique. Mais comment retrouver un individu dans une ville de plusieurs millions d’habitants ? La jeune femme concentre ses recherches autour des principaux lieux touristiques londoniens. Elle a raison : la chance finira par lui sourire. Un soir de septembre, alors qu’elle désespère de retrouver sa proie, elle aperçoit Vanunu qui vient à sa rencontre. Ils se croisent. Sourire prometteur de la jeune blonde séduisante. Le gibier, appâté, s’arrête, se retourne. Nouveau sourire aguichant. Il revient sur ses pas, engage la conversation. Les mises en garde de la rédaction du Sunday Times s’évanouissent sous le coup de foudre. Vanuatan ne lâche plus Cindy d’un pas. Il veut coucher avec elle. Elle accepte sans façon, mais pas à Londres, dit-elle, dans un cadre plus romantique, en Italie. Ce serait merveilleux de passer ensemble un week-end à Rome où elle dispose d’un nid d’amour douillet. Vanunu ne sait pas qu’il vit ses dernières heures de liberté avec dix-huit ans de réclusion. Au sortir de l’aéroport de Rome, les amoureux prennent un taxi à destination de « l’appartement du frère de Cindy ». Une surprise désagréable y attend notre Roméo : en un éclair, il se retrouve pieds et poignets liés, faisant route vers un port italien où le bateau israélien qui « attend la marchandise » lève aussitôt l’ancre. Nahum Admoni a droit aux félicitations de Shimon Peres. Toutefois, le vent de la trahison n’a pas fini de souffler. Ce sera cette fois dans les rangs mêmes des services de sécurité, et le Mossad ne parviendra pas à mettre la main sur le traître. Nahum Admoni aura déjà quitté son poste, mais les germes de la perfidie sont déjà semés, depuis l’époque de son prédécesseur, Yitzhak Hoffi.
• D’après «Mossad, 50 ans de guerre secrète» de Uri Dan

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