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Les bonnes feuilles du Ramadan : Les raisons de la guerre en Irak, selon Todorov (1)

© D.R

Rarement un événement se déroulant loin de nos villes et de nos campagnes aura provoqué autant de passions et de discours que le conflit entre les Etats-Unis et l’Irak, dans la première moitié de 2003. Les combats ne devaient pas avoir lieu sur le sol de notre continent, pourtant, tous les Européens se sentaient concernés, comme s’ils avaient l’impression que leur sort s’y jouait aussi. J’ai rarement lu autant de journaux et entendu autant de déclarations, et je ne devais pas être le seul. Le débat était d’autant plus vif que les points de vue étaient irréconciliables, tandis qu’ils se réclamaient des mêmes idéaux : l’ordre démocratique, les droits de l’homme. Une grande partie de la population européenne semblait déchirée entre deux attitudes bien distinctes : condamner la guerre ou condamner la dictature de Saddam Hussein – alors même que la guerre a eu pour effet la disparition de la dictature. Pouvait-on adhérer sans incohérence aux deux positions à la fois ? Devait-on renoncer à l’une des deux, et si oui, laquelle ? Et ce n’est pas tout. Le conflit, avec les débats qu’il suscitait, a aussi mis en question l’identité de l’Europe. Les négociations sur les institutions européennes n’intéressent d’habitude que les experts ou quelques hommes politiques dévoués à cette cause ; les interrogations sur la nature de la civilisation et de la société européennes alimentent dans le meilleur des cas des discussions entre universitaires. Or soudain, sous la pression des événements – la guerre ! -, l’identité européenne est devenue l’objet d’un débat commun, relayé là-aussi par tous les médias. Il y avait de quoi s’inquiéter, en effet : pour la première fois depuis 1945, l’Europe a semblé ne plus vouloir s’aligner sur la politique des Etats-Unis. Ou plutôt : autour de cette question militaire, certains des gouvernements européens ne sont opposés aux autres. Des clivages anciens sont reparus, des nouveaux s’y sont ajoutés : le désaccord régnait entre « atlantistes» et « européens », entre « vieille » et « nouvelle » Europe. A quoi s’est ajouté, dans certains pays du moins, le divorce entre opinion publique et politique gouvernementale. Tous ces déchirements ont conduit les Européens à examiner la question de fond : comment décrire l’identité de l’Europe ? Et quelle Europe de demain voulons-nous ? La vivacité de ces débats m’a arraché à mes occupations habituelles d’histoire des idées et des cultures ; j’ai éprouvé le besoin de voir plus clair dans les événements qui venaient de se produire et de mettre un peu d’ordre dans mes propres réactions de citoyen – d’où les pages qui suivent. Sans doute mes appartenances et fidélités personnelles motivent-elles aussi mon intérêt pour le sujet? Né et éduqué dans une partie de l’Europe – en Bulgarie -, je vis depuis maintenant quarante ans dans une autre – en France. La distance entre les deux ne séparait pas seulement Orient et Occident mais aussi totalitarisme communiste et démocratie. C’est avec joie que j’ai assisté, côté occidental, à la chute du Mur de Berlin, c’est avec une satisfaction profonde que j’ai vu les premiers pas vers la réunification européenne: je pouvais maintenant me réclamer de l’Europe entière. Par ma sensibilité, je me trouve proche à la fois de l’Europe de l’Est et de l’Europe de l’Ouest. En même temps, les Etats-Unis ne sont pas pour moi comme un pays étranger : j’y suis allé souvent, j’y ai vécu, j’y ai des amis et des parents. En un mot, les tensions nouvelles, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe, je les ressens en moi-même. C’est sans doute pourquoi, aujourd’hui, je choisis d’assumer et de dire mon identité d’Européen du XXIème siècle.
La raison de la guerre
On a attribué des raisons si diverses à la guerre des Etats-Unis contre l’Irak, selon qu’on s’identifiait à tel ou tel groupe, qu’une certaine confusion s’est installée inévitablement dans les esprits. Examinons pour commencer les principales réponses à la question «Pourquoi cette guerre?» ; c’est à partir de là que nous pourrons juger de sa légitimité. Dans son discours à la nation du 17 mars 2003 valant déclaration de guerre, le président américain G.W. Bush avait mis en avant une double raison. « Le régime irakien continue à posséder et dissimuler certaines des armes les plus mortelles jamais conçues… Il a aidé, entraîné et hébergé les terroristes, y compris des agents d’Al Qaïda ». C’est la conjonction des deux qui constitue la menace : l’Irak produit des armes, il peut les mettre à la disposition des terroristes responsables des attentats du 11 septembre. Cette menace était-elle crédible ? Il faut d’abord dire que la première affirmation contient une hyperbole manifeste : de toute évidence, l’Irak est loin d’être le pays du monde qui a conçu les armes les plus mortelles. Bush joue le modeste : cet honneur revient aux pays occidentaux, au premier rang desquels se trouvent les Etats-Unis mêmes. Mais passons ; l’Irak possédait-il de telles armes à la veille de l’intervention ? Par «armes de destruction massive» on entend trois espèces de produits: les armes nucléaires, biologiques et chimiques. Il est certain que l’Irak ne possédait pas les premières : après le bombardement israélien de ses installations nucléaire, et grâce à la surveillance constante de son territoire par les puissances occidentales, il n’a pas pu reprendre son programme. Nous avons appris depuis la fin de la guerre que les accusations concernant sa reprise étaient mal fondées. Il est tout aussi certain que l’Irak avait produit des armes biologiques, mais l’on sait également que celles-ci ne restent pas efficaces longtemps, ou leur production remontait à plusieurs années. Ces armes, si elles existaient encore, étaient devenues inutilisables. Enfin, les armes chimiques, qui avaient également été fabriquées par l’Irak, avaient été anéanties à la suite de la première guerre du Golfe, celle de 1991. Ni avant, ni pendant, ni même après l’intervention militaire, aucune preuve crédible n’a été apportée de l’existence réelle de ces armes (j’écris cette phrase le 19 juin 2003). En revanche, une preuve en sens contraire a bien été produite: à supposer même qu’il ait eu de telles armes, l’Irak ne s’en est pas servi. L’occasion lui en était pourtant offerte : le pays avait été attaqué, son infériorité dans les autres types d’armement était patente, son dirigeant Saddam Hussein savait qu’il n’avait plus rien à perdre et il n’était pas du genre à lésiner sur les moyens. Pourquoi, alors, n’a-t-il pas cherché à se défendre par tous les moyens, et par exemple par les armes chimiques disponibles ? L’une des réponses possibles est : parce qu’il n’en avait pas. Une autre réponse est également possible : parce qu’il ne le voulait pas. Ce type d’armes est, en effet, à double tranchant : si l’on s’en sert, on risque aussi d’en subir les effets. Or, aussi imbu de sa force qu’ait pu être Saddam Hussein, il ne pouvait pas ignorer que les Etats-Unis (ou la Grande-Bretagne, ou Israël, etc.) disposaient des mêmes armes mais en plus grande quantité et de meilleure qualité ; la riposte eût été terrible. Leur usage aurait été l’équivalent d’un suicide. En réalité, ces armes ne peuvent être utilisées que contre plus faible que soi, celui qui n’en dispose pas – ainsi l’Iran, ou encore les populations chiites ou kurdes de l’Irak même -, non contre une puissance supérieure. Mais que ce soit une question de pouvoir ou de vouloir, une chose est sûre : de telles armes ne risquaient pas d’être utilisées contre les Etats-Unis et leurs alliés. La guerre contre le terrorisme islamiste relève de la légitime défense : les pays occidentaux (comme d’autres) ont été agressés, ils cherchent aujourd’hui à se protéger. Mais l’Irak aidait-il le terrorisme international et notamment le réseau Al Qaïda ? Là non plus, aucune preuve convaincante n’a pu être apportée à ce jour. Ce que l’on savait était que le gouvernement irakien versait une indemnité aux familles des Palestiniens kamikazes, ceux qui se sacrifiaient dans des attentats meurtriers. On peut et doit condamner l’encouragement apporté ainsi à ces actions, mais on ne saurait confondre ces gestes désespérés, circonscrits dans un cadre bien précis, avec les agressions terroristes dans les pays occidentaux, parmi elles, l’attaque du 11 septembre 2001, dont les motivations étaient purement idéologiques. Qui plus est, cette connexion entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden paraissait peu vraisemblable sur le plan idéologique. Le régime irakien était au départ laïque, il s’était pour cette raison attiré les imprécations des terroristes islamistes. Ceux-ci recrutaient leurs volontaires dans d’autres pays musulmans, en premier lieu l’Arabie Saoudite. La jonction entre les deux n’aurait pu se produire qu’en des circonstances extrêmes, face à un ennemi commun bien identifié : ainsi, lors d’une guerre contre l’Irak… On peut douter que l’intervention américaine ait affaibli sérieusement le terrorisme. La guerre contre le terrorisme n’est pas simple, c’est une tâche qui demande patience et ténacité. Par comparaison, la guerre contre l’Irak était facile, il suffisait de bombarder le pays, de l’écraser sous sa puissance infiniment supérieure. Pouvait-on accoler à cette intervention l’étiquette antiterroriste? Il est difficile d’écarter l’impression qu’il s’agissait là d’un choix de facilité et d’un désir de rassurer sa propre opinion publique : comme d’habitude, on cherche sa clé sous le lampadaire, non là où on l’a perdue ! Les premières raisons avancées -possession d’armes de destruction massive, liaison avec les réseaux terroristes- ne paraissant pas convaincantes, le champ a été grand ouvert aux spéculations des adversaires de la guerre, qui se sont employés à chercher des raisons cachées, probablement inavouables.

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