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Les civilisations à l’épreuve de la mondialisation (4)

Braudel était sensible au rôle des frontières, des distances entre civilisations, de leur volonté ou de leur refus de communiquer, d’échanger, d’emprunter : «Les civilisations sont fraternelles, libérales, mais en même temps exclusives et revêches». II notait la façon dont « voyagent» les «biens culturels» (les idées, les sentiments, mais aussi les techniques : écriture, imprimerie) en même temps que les hommes (migrations, explorations). Il parlait du caractère anonyme et de la lenteur de ces transferts: on ignore qui a «transporté» les chiffres indiens (dits « arabes ») d’Orient en Occident, qui a transmis vers l’ouest le papier, la cloche, certaines formes vestimentaires, etc.
Joseph Needham est un historien occidental qui s’est spécialisé – il y a consacré la majeure partie de sa vie – dans l’étude des relations et transferts entre la Chine et l’Occident. Il notait, quant à lui, la nécessité de distinguer entre la circulation des idées (en particulier des théories scientifiques) et celle des inventions technologiques. Il faisait l’hypothèse que les inventions (les innovations technologiques), étant donnée leur utilité pratique immédiate, voyagent plus facilement que les idées (les idéologies, les religions). Il existe, selon lui, une certaine improbabilité de la diffusion de systèmes idéologiques ou culturels entiers au-delà des frontières des civilisations. Ce qui est plus probable c’est le voyage de fragments de systèmes idéologiques. La science chinoise avait peu de choses en commun avec la science de l’Europe. Et pourtant les inventions techniques se déversèrent sans interruption en Europe pendant les 13 premiers siècles de l’ère chrétienne (Needham donne une liste impressionnante d’inventions qui allèrent d’est en ouest du Ier au XVIIIe siècle). Mais le phénomène du rejet est également très important. L’historien ne saurait sous-estimer le problème de l’acceptation et du refus de l’étrange (the acceptance or rejection of the strange).
Ces réflexions vont dans le même sens que celles de Braudel. Lui aussi parle du refus d’emprunter, lequel est une menace d’appauvrissement pour les civilisations. Car «il n’y a de civilisations vivantes que capables d’exporter leurs biens au loin, de rayonner… Pour une civilisation, vivre c’est à la fois être capable de donner, de recevoir, d’emprunter». Cependant, par un certain paradoxe, une grande civilisation se reconnaît quelquefois à ce qu’elle refuse parfois d’emprunter.
Les religions sont des systèmes symboliques qui circulent selon des chemins complexes entre les civilisations, et elles se heurtent parfois à des barrières infranchissables, à des refus intransigeants. Ainsi le refus de la Réforme par la latinité. La partie méridionale de l’Europe se vouera, on le sait, à la Contre-Réforme catholique. Ainsi la coupure antérieure entre le christianisme latin et l’orthodoxie grecque. Coupure dont on peut mesurer la force au fait que les Grecs préférèrent se soumettre aux Turcs ottomans et musulmans, plutôt que se rattacher au culte catholique ou s’allier à la papauté occidentale. Il existe des frontières culturelles stables.
Elles peuvent, comme la Méditerranée, être en même temps, des foyers de contacts culturels intenses. Par contre le Rhin et le Danube, qui furent frontières de l’Empire romain, ou la frontière invisible qui « glisse entre Zagreb et Belgrade», et qui marque la frontière entre la latinité et l’orthodoxie, ont gardé dans une large mesure leur rôle de fracture civilisationnelle (comme on peut le constater, dans le dernier cas, à propos de la guerre dans l’ex-Yougoslavie, où se surajoute la fracture entre l’orthodoxie et l’islam). Mais Braudel serait plus géographe qu’historien s’il ne s’intéressait pas également aux heurts de civilisations, aux grandes batailles qui marquent parfois la mise en contact brutale de deux civilisations jusqu’alors étrangères et éloignées l’une de l’autre. Ainsi la bataille de Plassey (1757), qui marque le début de la conquête de l’Inde par l’Angleterre. Ainsi la guerre de l’Opium (1840-1842) qui annonce le début du contact inégalitaire entre l’Europe et la Chine. Ainsi encore les crises et les guerres qui marquent les relations entre l’Islam et l’Europe au cours du XIXe.
Un brillant auteur de la génération nouvelle des islamologues anglo-saxons, trop tôt disparu, Hodgson, a lui aussi tenté d’apprécier le sens de la notion de civilisation, qu’il oppose, comme Braudel, à la culture. Une culture est « a relatively autonomous complex of interdependant cumulative traditions», tandis qu’une civilisation est « any wide grouping of cultures in so far as they share consciously an interdependent cumulative tradition ». Chaque civilisation définit ses propres limites, sa propre ampleur (its own scope).
Elle se caractérise par une certaine autosuffisance culturelle (cultural self-sufficiency). Mais cette autonomie est relative et partielle. Il existe toujours des interrelations, y compris avec des peuples lointains. Hodgson, même si son enquête venait après l’effort pionnier de Toynbee et de Braudel, se montrait prudent : nous manquons encore, disait-il, des instruments intellectuels nécessaires à l’étude des civilisations. Moi, aussi, à mon modeste niveau, et bien que sachant les limites d’une étude qui n’est pas celle d’un spécialiste, une enquête qui englobe, de nombreux faits culturels mondiaux, de façon superficielle et conjecturale, en une synthèse sans doute prématurée, je tenterai d’ajouter ma pierre à l’édifice qu’ont commencé d’élever les chercheurs antérieurs. Moi aussi j’essaierai de comprendre ce que signifie la mondialité culturelle et la notion d’histoire universelle. Toutefois, conscient de l’ampleur démesurée que peut prendre une telle enquête, je m’en tiendrai, si je puis dire, aux relations de l’Europe et de l’Orient.
Prétendant parler de la formation de la mondialité, je laisserai pourtant de côté une large fraction de l’humanité. Je n’aborderai pas les relations de l’Europe avec l’Amérique précolombienne, avec l’Afrique et avec l’Australie.
Autrement dit je « limiterai » mon enquête au continent eurasiatique, qui fut pendant des millénaires la plaque tournante de l’histoire humaine, l’ensemble géographique où se sont élaborées les grandes civilisations lettrées de l’Orient. Ni en Afrique ni en Amérique, l’Europe ne rencontra, comme ce fut le cas en Orient, depuis le Levant jusqu’au Japon, des civilisations centralisées, possédant de riches traditions religieuses enregistrées et transmises par le moyen de l’écriture et par l’activité de scribes et de prêtres lettrés. Des civilisations qui furent le foyer de religions universalistes, fondées sur des Livres sacrés concurrents. Seul l’Orient asiatique a réussi à opposer jusqu’à nos jours une résistance culturelle puissante à l’hégémonie européenne.
L’Amérique (de même que l’Australasie) a été intégrée bon gré mal gré, et avec quel poids désormais, dans « l’Occident ». Quant à l’Afrique, avec ses multiples cultures orales autonomes, elle n’a guère été jusqu’à présent en mesure d’exprimer d’une voix unique et forte sa personnalité sur la scène mondiale. Dans cet essai donc, « mondialité » signifiera de facto l’ensemble formé par l’Occident et par l’Orient asiatique, où j’ai retenu, à titre de grandes civilisations exemplaires, l’Islam, l’Inde, la Chine et le Japon.  Que l’on ne voie nul mépris pour les autres civilisations dans le fait qu’elles ne sont pas mentionnées ici. Il s’agissait simplement de limiter les dimensions déjà trop démesurées de l’enquête.

• Gerard Leclerc
La Mondialisation culturelle
Les civilisations à l’épreuve

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