Société

France : Les démons de l’islamisme (34)

© D.R

«Ce juge est mon ennemi»
Palais de justice de Paris, mars 2004

Kalachnikov en bandoulière et Goran sur le coeur, les activistes d’Allah ont donc lancé la guerre sainte.
Revolver côté gauche, code pénale sur son bureau, Jean-Louis Bruguière incarne la résistance. Les premiers mènent le djihad, le second tente de les mettre aux arrêts. L’ «arrogance» des États-Unis les révulse, la fascination de l’Amérique l’inspire. En mars 2004, un «vétéran» de la guerre en Afghanistan lâche lors d’une audience au Palais de justice de Paris : «Ce juge est mon ennemi.» Bruguière le sait. Des gardes du corps veillent sur lui. Il circule en voiture blindée. Lors des déjeuners, le magistrat préfère s’asseoir face à la porte d’entrée des restaurants. Fin décembre 2003, une photo de Paris Match le montre dans une brasserie parisienne. La légende précise :
«Jean-Louis Bruguière a accepté de nous rencontrer malgré les conditions de sécurité draconiennes auxquelles il est soumis.» Bruguière ne déteste pas prendre la posture du «dernier rempart contre le terrorisme». Quitte à en faire parfois un peu trop. «Une machine de guerre sûre de son fait», souligne un avocat.
Avec sa pipe, ses faux airs de Maigret, son Magnum 357 et sa 607 grise blindée, le magistrat s’est depuis longtemps taillé une réputation de magistrat «dur». Dans le cadre de l’enquête sur l’explosion d’un DC-10 d’UTA (170 morts) en 1989 au-dessus du désert du Ténéré, il se lance sur la piste des services spéciaux libyens. Bruguière veut enquêter à Tripoli. Comment s’y rendre? Impossible par les airs, les vols sont interdits. Par la route, cela risque d’être dangereux. Le directeur adjoint de la DST, Raymond Nart, risque une plaisanterie : «Allez-y en bateau.» Le juge réagit au premier degré et tente d’accoster sur les côtes libyennes à bordd’un navire de la Marine nationale.
Cela lui vaudra à jamais le surnom d’ «amiral». Un rien mégalomane, le juge n’hésite pas à proposer ses services dans les grandes occasions. L’un des enquêteurs du dossier sur l’attentat contre le DC-10 se souvient : «Un jour , nous survolions la zone où l’avion s’était crashé. Il a demandé au pilote de prendre les commandes. Stupéfait, ce dernier a refusé.» Pilote amateur, Bruguière en fut désappointé.
À soixante et un ans, le doyen du pôle antiterroriste parisien aime à se construire une envergure mondiale. Les mauvais langues regrettent qu’il y consacre plus de temps qu’à ses dossiers. «Sa force, ce sont ses relations internationnales», confie un substitut. Dès la fin des années 80, le super-magistrat traverse l’Atlantique pour sensibiliser les Américains au problème islamiste. La France dispose de la terrible expérience d’une vague d’attentats en 1985 et 1986. Ancien juge d’instruction antiterroriste, aujourd’hui député (UMP) de la Vienne, Alain Marsaud se souvient : «On allait faire des sessions de formation au siège du FBI à Quantico. Ils étaient très étonnés par ce que nous racontions.» À cette époque, le tandem a pour élève un certain John O’Neill, qui deviendra l’un des rares experts américains sur Al Qaïda. L’homme connaîtra un destin tragique. Après avoir quitté le FBI, il s’occupera de la sécurité du World Trade Center et périra dans l’effondrement des tours jumelles new-yorkaises. Le juge «cow-boy» en impose au pays des shérifs. Les Américains ne sont pas près d’oublier que le «top terrorist hunter», le super-chasseur de terroristes, leur évite sans doute un premier attentat à l’occasion du Millenium. En décembre 1999, l’Algérien Ahmed Ressam est interpellé par la police américaine à la frontière entre le Canada et l’Etat de Washington. Sa voiture est bourrée d’explosifs. À l’époque, le magistrat français piste Ressam dans le cadre de plusieurs enquêtes en France. C’est lui qui a attiré l’attention des Américains sur l’islamiste. Un magistrat raconte : «Depuis, il apparaît comme celui qui a averti les Américains. Une sorte d’expert en matière de terrorisme international.» En avril 2001, au procès de Ressam à Los Angeles, le juge est appelé à comparaître comme témoin. En échange de bons précédés, les collègues américains de Bruguière acceptent sans difficulté qu’il vienne débriefer Ressam aux États-Unis.
Quelques mois après le 11 septembre, l’un des responsables du Département de la Justice effectue une visite de travail en France, pour se renseigner sur Zacarias Moussaoui. La justice américaine soupçonne ce natif de Narbonne de s’être préparé aux attentats du 11 septembre. Selon l’accusation, s’il n’avait été emprisonné avant, Moussaoui aurait pu être le vingtième pirate de l’air à bord des avions-suicides. Le visiteur américain ne daigne pas faire une halte à la Chancellerie, ni même saluer le procureur de Paris. Entouré d’une armada de gardes du corps, il veut juste rencontrer le «French judge». Dans le bureau de Bruguière, situé dans la galerie Saint-Éloi du Palais de justice, le rendez-vous dure une heure et demie. Le «chasseur de terroristes» sait cultiver son aura : il réserve la plupart de ses interviews aux grands médias anglo-saxons (CBS, NBC, ABC, Washington Post, CNN…), mais se montre méfiant à l’égard d’une presse française suspecte de critiquer ses méthodes.
Et la critique, Bruguière n’en est pas friand. En janvier 1999, la Fédération internationnale des droits de l’Homme (FIDH) se fend d’un rapport assassin sur la justice antiterrorriste française. Insuffisance de preuves, instructions à charge, interrogatoires incompréhensibles, tout y passe. Les rédacteurs du rapport sont impitoyables, sur la procédure française : «Il nous paraît extraordinaire qu’on puisse considérer qu’une telle procédure favorise la recherche de la vérité. Elle nous fait penser tout au plus à une inquisition dans le sens étroit et médiéval du terme.» Le document de la FIDH est rendu public quelques jours avant le procès Chalabi, un réseau de soutien aux maquis algériens, au cours duquel cent trente-huit personnes sont jugées, dont cinquante et une d’elles bénéficieront d’une relaxe. Ce dossier sumbolise l’usage excessif de l’incrimination d’«association de malfaiteurs», qui permet de «faire du préventif». La FIDH moque l’efficacité du magistrat : «Malgré les moyens dont disposent les juges -forces spéciales de police, surveillance électronique, voyages à l’étranger (particulièrement pour le juge ambulant, M. Bruguière)- les succès tangibles n’ont pas été si nombreux.» Le «pape» de l’antiterrorisme internationnal feint l’indifférence. Il déclare : «Je m’en fous complètement.
Je n’ai pas des méthodes classiques : les gens sont jaloux. C’est tout 1.» Et ils ne comprennent pas la raison d’État.
Des méthodes guère classiques, en effet. Les policiers de la DST préparent parfois les questions que le juge globe-trotter posera lors des auditions. Bruguière n’est pas du genre à trop brusquer la hiérarchie du service, ni le pouvoir en place. Fréquenter les couloirs du ministère de l’Intérieur ne le rebute pas. Il tutoie Nicolas Sarkozy. «À la galerie antiterroriste, vous êtes entièrement dépendant des flics ; sinon, ils ne vous disent plus rien», observe un ancien juge antiterroriste. Cela dit, le magistrat constitue une mémoire vivante du terrorisme internationnal. Dans son bureau, décoré avec deux tableaux cubistes, les auditions sont d’une précision chirurgicale. Entre deux téléphones et un fax, le magistrat dégaine dossiers classés, CD-rom et notes personnelles. Devant le mutisme de certains mis en examen, il n’est pas rare qu’il s’emporte. Un avocat en est encore sidéré : «Il a traité mon client de «connard». C’est un impulsif qui utilise sa colère pour alimenter sa réflexion.» Bruguière ne supporte pas l’insolence : «Face à un suspect qui le traitait d’islamophobe, il a explosé.» Serait-on islamophobe quand on combat le terrorisme?

1- Le Figaro, 14 mars 2002.

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