Société

Quatre heures à Jérada

Six heures du matin. Pour mieux se rende compte du changement d’avec le passé, il faut se réveiller tôt et prendre, de préférence, la direction de Laouinat, sur la route vers Oujda. L’impression de sortir de la cuvette de Jérada, de tourner le dos à ce paysage d’apocalypse, fait de noirs terrils, de maisonnettes délabrées, de sentiers défoncés et de paysages heurtés et difformes. Mais aussi, pour sacrifier à une tradition locale ancrée dans la mémoire de la ville minière, exprimer le respect envers le saint patron de la ville, Sidi Mohand Ou Salah, solliciter sa bonté et son intercession, lui qui fut tant appelé par le passé par les milliers de mineurs, qui s’estimaient au nombre des morts dès que la cage les faisait descendre dans l’enfer de la mine.
Une pinède odorante, des chênes, quelques eucalyptus, des thuyas, des genévriers, quelques plants de romarin, autour du sanctuaire, rappellent les senteurs d’antan, le jour de la fête du mineur, la Sainte Barbe, lorsque les ouvriers musulmans organisaient une grande cérémonie d’agapes et de recueillement sur le site, alors que leurs camarades européens, tous plus ou moins chefs, célébraient la fête avec des jeux plus païens, au cercle des ingénieurs, à la maison du mineur ou encore dans les divers lieux de divertissement de la Cité européenne.
Sept heures. Retour vers la cuvette. La Cité marocaine. Dont il ne reste plus que des décombres, des gravats et de la poussière. «C’est comme à Jénine», me dit mon compagnon, un peu amer. La cité de la honte, là où on parquait les ouvriers de base, une trentaine de mètres carrés, pour chaque famille, nombreuse dans la plupart des cas, deux pièces sans aucune issue d’aération. Un glacier pendant l’hiver et une fournaise pendant l’été. Précaire, la Cité est tombée en lambeaux. Béances exposées au regard.
Huit heures. Un tour du côté du carreau. C’est l’ensemble des équipements et installations qui entouraient l’entrée du puits. Le plus visible, parce que l’un des derniers à rester actif jusqu’à la fin de la mine, est F5. Pour Fonds numéro cinq. L’ancienne lampisterie, les hangars qui faisaient office de dépôt de transit et de stockage des matériels, les anciennes douches, les bureaux de la maîtrise, les wagons de transport du personnel, les bennes de camions, tout est désossé, démembré et sans vie. Dans un silence de mort, la mine a rendu l’âme. Quelques monticules de poussière, de remblais, avec le scintillement caractéristique des cristaux d’anthracite demeurent en place comme buttes témoins d’un passé révolu.
Neuf heures. Dans les collines avoisinantes, des adolescents convoient des charrettes tirées par des ânes chétifs, transportant des sacs remplis de charbon extrait de fosses informelles creusées avec un équipement sommaire par de nouveaux forçats acculés à chercher leur pitance dans les tréfonds de la terre, acceptant tous les risques et sacrifices.
La mine officielle a fermé, mais l’exploitation artisanale, informelle, demeure au vu et au su de tout le monde. La centrale thermique de l’ONE, naguère client quasi-exclusif des Charbonnages, continue, par des moyens détournés de s’approvisionner pour une partie de ses besoins auprès d’intermédiaires locaux qui collectent du charbon auprès de pauvres hères qui risquent leur vie et leur santé tous les jours dans les galeries qu’ils ont creusées tout alentour, à mains nues.
Dix heures. Devant la centrale thermique, seul poumon encore en activité dans la ville. Des deux cheminées jumelles, des volutes bleues de fumée âcre s’élèvent vers le ciel et se déchirent en lambeaux au-dessus des têtes, des troupeaux chétifs et des arbrisseaux sales. Les yeux brûlent, les narines et la gorge sont irritées. C’est le soufre. Six fois les normes autorisées. Pour compenser le charbon extrait naguère localement l’ONE importe de la houille de Russie et d’Afrique du Sud. Mais aussi un résidu du pétrole importé des USA, dit-on. Il a pour triste nom : le «pet coke». Un vrai poison qui est en train de faire des ravages sur la santé des gens. «Après avoir perdu le droit de travailler, nous voilà en train de perdre le droit de respirer», me dit un ancien mineur, gravement atteint par la silicose.
Épilogue. Souvent le soir, ceux qu’on appelle désormais «les amis de Benhima», pour désigner les ex-mineurs qui ont bénéficié et fait les frais du plan de fermeture de la mine par Driss Benhima, vont dans les montagnes voisines, font un grand feu de bois et mettent en broche un chevreau, qu’ils appellent ironiquement «balala» pour imiter les bêlements du bouc en rut. Jusqu’au petit matin, ils se livrent au jeu de la nostalgie en chantant à l’unisson des airs très païens et licencieux.

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