Société

Saïd Elakhal : «Le marché marocain est toujours ouvert à la culture de l’intégrisme»

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ALM : A votre avis, comment se porte aujourd’hui l’intégrisme au Maroc après dix ans de règne de SM le Roi Mohammed VI ?
Saïd Elakhal: Il faut rappeler dans un premier temps que l’ampleur qu’a prise l’intégrisme à l’ère de Mohammed VI est la conséquence directe de la politique suivie par son père feu Hassan II qui veillait à importer l’intégrisme islamique et faciliter l’expansion de son idéologie à travers tous les moyens possibles (les mosquées, les médias publics, l’enseignement, les associations…). La stratégie de feu Hassan II consistait en la lutte contre la pensée marxiste locale à travers la pensée islamiste intégriste importée. L’ancien ministre des Habous, Abdelkébir Alaoui M’daghri, a joué un rôle central en matière d’importation de la doctrine wahhabite takfiriste qui constitue la source de tous les courants jihadistes. Depuis le début des années 80, l’Etat marocain a tenu à faciliter l’expansion de l’intégrisme dans toutes les régions du Maroc. 

Mais quelle a été l’ampleur de la complicité de l’Etat dans l’expansion de l’intégrisme?
Dans une interview accordée au journal «Assahra Al-Maghribiya», Abdelkébir Alaoui M’daghri avait mis en exergue l’implication de plusieurs secteurs gouvernementaux, notamment l’Intérieur et les Finances en plus du ministère des Habous. Ces départements ont voulu ignorer les activités des courants intégristes. Donc la mise en place de l’infrastructure nécessaire à l’expansion de l’intégrisme a eu lieu au temps de feu Hassan II. «Qui sème le vent récolte la tempête», dit-on. Les attentats terroristes du 16 mai 2003 étaient la conséquence directe de ce qui a été semé à l’aide de Driss Basri, ministre de l’Intérieur à l’époque et Abdelkébir Alaoui M’daghri. Après les attentats du 16 mai qui ont secoué les Marocains, les forces de sécurité se sont rendues à l’évidence qu’elles devaient déployer les efforts nécessaires afin de contrecarrer l’intégrisme, désormais un danger sérieux qui guette la stabilité et la sécurité de notre pays. Bien évidemment, la montée de l’intégrisme au Maroc a coïncidé avec la création d’une alliance internationale contre le terrorisme. Le Maroc a réussi à travers la coopération et la coordination avec des Etats déterminés à démanteler des dizaines de cellules terroristes et mettre en échec leurs plans dévastateurs.

Quelle définition faites-vous de l’intégrisme?
L’intégrisme c’est une confession qui se base sur la haine et l’assassinat d’autrui afin de se rapprocher d’Allah. Certains croient, à tort, que le terrorisme n’a pas de religion. Ce constat est faux. Le terrorisme a une religion, une doctrine, un système de pensée et une idéologie. Tous ces éléments sont utilisés pour alimenter la pensée des innocents et les transformer en des êtres qui admirent les images de sang et de la mort . L’intégrisme est donc une confession forgée par une doctrine rendue légitime par certains auteurs de la mort. Une observation des cas de personnes qui ont été derrière les attentats terroristes montre que ces personnes étaient des êtres pacifiques et tolérants avant de se transformer en jihadistes qui haïssent la vie et aiment la mort.

Quelle est la particularité de l’intégrisme au Maroc?
Concernant l’intégrisme au Maroc, il faut dire qu’il est le fruit de la doctrine wahhabite avec ses courants takfiristes. Ce type d’intégrisme est plus «intégriste» que les courants qui sont issus, par exemple, du mouvement des Frères musulmans. 

Peut-on dire qu’il y a un rapport direct entre l’intégrisme et l’islamisme ?
Les courants intégristes et ceux islamistes ont les mêmes points de départ et les mêmes objectifs. La différence entre eux réside dans les moyens mis en œuvre pour la réalisation des objectifs. En ce qui concerne les points de départ, les uns et les autres estiment que les régimes qui sont actuellement à la tête des Etats islamiques ne sont pas islamiques et n’appliquent surtout pas la Charia. Ces régimes sont donc, à leurs yeux, des régimes injustes puisqu’ils ont mis en place un droit positif totalement étranger à celui prévu par Allah. S’agissant des objectifs, les courants islamistes et les courants intégristes tendent à instaurer un régime basé sur le «Califat». Bien évidemment, chacun des deux courants a sa propre conception de la nature du régime islamique souhaité, mais ils partagent tous la conviction du refus des régimes gouvernants actuellement.

Donc la différence entre ces courants réside au niveau des moyens?
Chacun des deux courants a ses moyens qui lui sont propres, que ce soit une conviction, un choix ou une tactique. Ainsi, les jihadistes refusent la pratique démocratique dans le cadre des institutions constitutionnelles et optent pour les assassinats, l’intimidation et les attentats suicides. Il s’agit-là des courants intégristes qui excommunient l’Etat, le régime en place, les institutions et la société. Ils tendent ainsi à exterminer tous les non-musulmans.  Les courants islamistes, pour leur part, sont partagés entre ceux qui ont choisi de militer dans le cadre des institutions et ceux qui les refusent. C’est le cas du groupe Al Adl wal Ihssane qui croit au soulèvement et à la révolution contre le régime. Ce groupe a choisi de ne recourir à la violence et aux attaques armées qu’une fois ses bases populaires et organisationnelles confortées. Donc la différence entre les courants islamistes et ceux intégristes réside dans les moyens seulement.

Quels sont les facteurs qui expliquent l’expansion de ce phénomène au Maroc?
Les facteurs qui expliquent l’expansion de l’intégrisme au Maroc peuvent être résumés à quatre facteurs essentiels. Tout d’abord, il y a le parrainage de l’Etat et son soutien apporté aux organisations intégristes des années durant. L’Etat a permis en outre à des fqihs intégristes de prôner les confessions du takfirisme, de la mort et de la haine à travers les prêches du vendredi. N’oublions pas aussi que le régime lui-même a mobilisé ces fqihs et même certains fqihs officiels pour rendre des fatwas d’excommunication de l’ensemble des socialistes, notamment les gauchistes et les marxistes. Les prêches du vendredi de ces fqihs porteurs de messages takfiristes étaient diffusés à la radio et à la télévision. Le deuxième facteur peut être rapporté au soutien accordé par l’Etat aux jihadistes afghans, puisqu’il avait permis, à l’époque de l’Union soviétique, à de nombreux jeunes Marocains de rejoindre l’Afghanistan. 

Il s’agit donc d’intégristes qui ont été formés en Afghanistan?
Exactement. Après leur retour au Maroc, ces jeunes étaient des spécialistes dans la fabrication d’explosifs et des fqihs porteurs d’une doctrine de la mort et de la destruction. Ils avaient en plus un agenda préparé d’avance par l’organisation Al Qaïda ambitionnant de mondialiser le terrorisme au nom du Jihad. Le troisième facteur de l’expansion de l’intégrisme est le flux des aides financières de l’extérieur destinées au soutien des organisations et des associations liées idéologiquement ou organiquement à Al Qaïda. Le quatrième facteur concerne l’ignorance par l’Etat du danger des organisations intégristes à travers leurs activités dans les villes, les campagnes et au sein des véritables mosquées et celles des quartiers populaires. 

Pensez-vous que le développement économique que connaît actuellement le pays a un impact direct sur ce phénomène?
Il faut préciser que le phénomène de l’intégrisme n’est pas lié directement à la pauvreté. La pauvreté existe au Maroc et ailleurs mais sans pour autant que cela produise l’intégrisme et le terrorisme. Mais les fqihs de l’intégrisme et les émirs du sang exploitent les conditions précaires de leurs victimes pour leur recrutement. Dans ce cas, la pauvreté constitue un élément qui aide au recrutement et non le producteur direct de l’intégrisme. Et à partir du moment où les conditions financières et sociales sont améliorées, les fqihs intégristes ont de moins en moins recours à cet élément pour soulever les jeunes contre le régime et l’Etat. Ces Fqihs recourent donc à d’autres méthodes pour recruter des kamikazes potentiels. Par exemple, les méthodes et les facteurs mis en œuvre en Arabie Saoudite pour le recrutement diffèrent de ceux utilisés en Algérie, en Mauritanie ou en Libye.

Pouvez-vous nous donner un exemple concret qui illustre ce constat?
C’est le cas de l’ingénieur Hicham Doukkali qui a perpétré un attentat suicide soldé par un échec. Peut-on dire que cet ingénieur souffrait de pauvreté et d’exclusion? Je ne le crois pas. Ce sont les idées et les confessions qui produisent le phénomène de l’intégrisme et non la pauvreté.

Au lendemain des attentats du 16 mai, le Maroc a mis en place une nouvelle politique visant la restructuration du champ religieux. Quel a été l’impact de cette politique sur l’intégrisme?
Après les attentats terroristes du 16 mai, les responsables ont réalisé que l’approche sécuritaire n’était pas suffisante à elle seule pour faire face au danger terroriste. Il a fallu donc la mise en place d’une approche globale qui se base sur l’ «assèchement» des sources de l’intégrisme. Dans ce contexte, on a assisté à l’instauration de la stratégie de la restructuration du champ religieux afin de contrecarrer les intégristes qui font des mosquées des lieux de recrutement et de mobilisation de leurs organisations intégristes. Certes, la restructuration souhaitée nécessite du temps et un effort plus consistant afin de former des fqihs et des ouléma qui remplissent le vide exploité par les émirs du sang et les fqihs de la haine. La pensée ne peut être emprisonnée et on ne peut la confronter par la force mais à travers la pensée. Et là c’est le rôle des ouléma et des fqihs. 

Comment voyez-vous le résultat de cette politique de restructuration du champ religieux?
Il faut dire que les efforts déployés jusqu’à présent restent très limités sachant que le «marché marocain» est toujours ouvert à la culture de l’intégrisme que prônent les livres et les CD qui se vendent partout sans le moindre contrôle, en plus des chaînes satellitaires spécialisées dans la culture de l’excès et de l’intégrisme. Même les deux chaînes marocaines qui sont destinées à propager une culture à même de contrecarrer l’intégrisme ne font pas leur travail, la preuve en est le taux d’audience très minime. Donc, nos fqihs ne se sont pas très bien mobilisés pour relever le défi. Certains intégristes avaient adressé, depuis la prison, un document de 30 questions aux ouléma membres des Conseils des ouléma  mais n’ont pas reçu de réponse. Ce qui met les fqihs de l’intégrisme en position de force par rapport aux ouléma. Ceci ne sert pas la stratégie de la restructuration du champ religieux.

Le Maroc connaît actuellement une ouverture au niveau de la liberté d’expression. Comment voyez-vous l’impact de cette donne sur l’intégrisme au Maroc?
L’ouverture que connaît le Maroc au niveau du champ politique et celui du droit à l’expression  a plus profité aux intégristes qu’aux citoyens et à la société civile. Et même si les intégristes renient les droits de l’Homme et ne les reconnaissent pas, ils recourent aux instances juridiques pour sauvegarder leurs droits. Ainsi, ils sont devenus prisonniers à cause de leur « religion »  pour ce qu’ils pensent, et non pas pour leurs agissements ou leurs plans dévastateurs. Et ce qui a rendu ces intégristes forts contre l’Etat, c’est que leurs revendications et leur situation ont été considérées par certaines instances juridiques comme des questions de détention politique ou de prisonnier d’opinion. Au fait, ces instances n’ont pas distingué une fatwa qui s’impose comme une confession  obligeant celui qui y croit et une législation respectant la démocratie et les droits de l’Homme à laquelle personne ne peut déroger . Celui qui prône une fatwa intégriste s’estime législateur. Ou du moins il considère sa législation supérieure à celle de l’Etat. 

La Moudouwana a-t-elle favorisé la montée des mouvements intégristes au Maroc?
Lorsque le plan d’intégration de la femme au développement a été soumis au débat, les islamistes et intégristes en ont profité pour offenser le gouvernement et l’accuser de lutte contre la religion. Mais après la promulgation de la Moudouwana, le débat a pris fin. Et il s’est avéré que les intégristes n’ont pas utilisé cette Moudouwana en leur faveur pour élargir le champ de leurs activités. Les intégristes considèrent que toutes les lois étatiques sont athées, c’est pourquoi ils ne se concentrent pas sur la Moudouwana.    

Quels sont les groupes qui se réclament d’intégristes au Maroc et quel danger représentent-ils pour la sécurité du pays?
En réalité, il n’existe pas d’organisation, de groupe ou de cellule nommée «intégriste» ou qui accepte cette qualité. Tous ces groupes s’estiment «modérés», s’attachent à la Charia et adoptent la doctrine d’Ahl Assounna et la Jamâa. De même, ils trouvent que toute autre organisation religieuse qui n’adopte pas leurs pensées est intégriste. Même ceux qui ont massacré des innocents renient la qualité d’intégrisme et d’extrémisme tel que Youssef Fikri. Et vous connaissez très bien le nombre de cellules qui ont été démantelées au Maroc, d’ailleurs, elles ont dépassé 90 depuis 2003. C’est un nombre énorme. Supposons que la moitié de ces cellules a réussi à exécuter ses plans criminels, serons-nous en mesure d’imaginer la tragédie qui pourrait être causée par l’intégrisme?  C’est une vraie catastrophe. 

Comment a évolué le discours d’Al Adl wal Ihssane au cours de ces dix dernières années?
L’essence et les objectifs du discours du mouvement Al Adl wal Ihssane n’ont subi aucun changement. En effet, le mouvement refuse catégoriquement la réconciliation avec le régime monarchique. Comme il refuse la participation politique à partir des institutions constitutionnelles. C’est pour cela qu’il ne participera pas aux élections et ne demandera pas la création d’un parti politique. De même, il ne s’intégrera pas dans un parti comme les membres du Mouvement unicité et réforme (MUR). Le mouvement d’Al Adl wal Ihssane croit en ses confessions et s’y attache beaucoup. Il a même développé une haine à l’égard du régime monarchique en annonçant de détruire ce régime et instaurer un régime alternatif, à savoir celui du Califat. Par ailleurs, certains chercheurs ont déployé des efforts pour redorer l’image du mouvement et d’en faire un mouvement modéré s’assignant comme objectif la réforme du régime monarchique. C’est totalement faux. Et les idées de ces universitaires sont démenties tous les jours sur le site d’Al Adl wal Ihssane. 

Quel rapport existe-t-il entre l’intégrisme et le Parti de la justice et du développement?
Les deux parties ont le même point de vue et le même objectif et il n’existe de différence entre elles qu’au niveau des moyens utilisés. En effet, même si le PJD annonce qu’il rejette la violence, il est un allié objectif des intégristes en les protégeant sur les plans politique, juridique et médiatique.
Le PJD a créé une instance juridique nommée «Association Annassir». Celle-ci s’intéresse uniquement aux détenus accusés de terrorisme. En outre, il expose l’affaire de ces intégristes détenus à chaque occasion et dans toutes les instances au point d’en faire une affaire centrale. Et lorsque le ministère de l’Intérieur a pris l’initiative de fermer les maisons destinées à la propagation de l’intégrisme créées par Al Maghraoui, le PJD s’est mis à accuser l’Etat de lutte contre la religion. Autrement dit, il accuse l’Etat tacitement et expressément de développer une haine et de lutter contre la religion. Pour sa part, le journal arabophone «Attajdid» a publié plusieurs articles pour soutenir l’accusation de lutte contre la religion par l’Etat. Ceci en établissant une comparaison entre la fermeture des écoles coraniques exploitées par les intégristes pour propager les sentiments de haine et l’autorisation de l’ouverture des boîtes de nuit. Cette comparaison permettrait, selon eux, de  prouver que l’Etat est contre la religion. C’est ce que font toutes les organisations intégristes. Donc, il n’existe pas de différence entre le PJD et les autres intégristes. Plutôt, les accusations proférées par le PJD contre l’Etat revêtent un caractère plus dangereux que celles avancées par les organisations intégristes. Ainsi, ce parti exploite les institutions étatiques (Parlement, moyens d’information, etc.) pour diffuser ses accusations. Cela rend le champ des accusations plus large car il parvient à des millions de citoyens alors que la voix des intégristes, dans la réalité, demeure limitée.

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