Société

Xavier Roegiers : «Les systèmes éducatifs actuels évaluent de plus en plus le résultat que l’apprentissage»

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ALM : Vous avez choisi pour votre conférence le titre de la pédagogie de l’intégration… une approche à dimension humaine. Et vous avez précisé que, dans votre dernier livre, vous vous êtes inspiré d’un événement qui se rapporte à l’Oriental. Quel rapport ?
Xavier Roegiers : Il y a un lien très particulier entre la pédagogie de l’intégration et l’Oriental. Dans mon dernier ouvrage «La pédagogie de l’intégration. Des systèmes d’éducation et de formation au cœur de nos sociétés», la première page concerne une famille de Nador à travers une histoire terrible que j’ai vécue en décembre 2009 lors d’un vol d’avion reliant Bruxelles à Nador. Un jeune couple marocain, qui avait dans l’avion le cercueil de son petit enfant de deux ans et demi, n’a pu prendre le même avion pour enterrer dignement son enfant. Il était retardé par les formalités policières.
C’est une histoire qui m’a bouleversé. J’ai tout fait pour modifier cette situation en vain. Et je me suis dit qu’on est arrivé à un point de déshumanisation de nos rapports humains. J’ai commencé donc cet ouvrage avec cette histoire-là car elle est le témoin de ce qui se passe souvent dans notre société où l’être est considéré comme objet ou simple consommateur. Et malheureusement, l’enseignement dispensé de nos jours sous l’influence de la mondialisation tend à conforter ce type de choix où l’essentiel des savoirs est marchandé.Les systèmes d’enseignement et de formation sont de plus en plus mis en question dans les valeurs qui les fondent comme dans leurs pratiques, souvent inefficaces. Ils sont aussi de plus en plus inéquitables, entraînés dans cette forme actuelle de mondialisation qui uniformise même les valeurs humaines.

C’est ce que vous avez développé lors de votre rencontre avec les formateurs et inspecteurs pédagogiques de l’Oriental en essayant de contextualiser les valeurs du microcosme de l’école et celui de l’univers de la société ?
C’est pour cela que j’ai parlé à Oujda d’une approche curriculaire qui vise à restaurer le lien entre l’homme et la société. Je sais que la pédagogie de l’intégration peut paraître comme procédurale par moments. Mais toute approche curriculaire, qui se veut équitable et qui s’adresse à l’ensemble des élèves d’un pays, doit se donner un minimum de cadres structurants qui ne doivent pas être rigides. J’ai découvert, au cours des vingt dernières années, que les systèmes éducatifs ont tendance à dire que l’enseignant et l’école peuvent faire ce qu’ils veulent dans la classe, du moment qu’il y a un certain résultat. Ce qui fait que les systèmes éducatifs actuels évaluent de plus en plus le résultat et accordent de moins en moins l’importance au processus d’apprentissage lui-même. En somme, on apprend de moins en moins et on évalue de plus en plus.

Mais à qui profite cet écart et comment y remédier ?
L’écart qui se crée entre les apprentissages et les évaluations profite à une certaine catégorie d’élèves et d’écoles qui sont des catégories privilégiées. Pour répondre à ce type de dérive du système de la marchandisation dans une optique néolibérale, il est nécessaire de donner à l’école un cadre qui n’est pas rigide mais référentiel pour que l’ensemble des élèves puisse acquérir les savoirs et les compétences de base. Chose qui les insérera facilement dans la vie socioprofessionnelle.
On pourrait croire, lorsqu’on parle de pédagogie de l’intégration, qu’il s’agit d’un cadre d’ingénierie curriculaire. Mais derrière ce cadre se cache un souci profond de développer un ensemble de valeurs à l’échelle d’un pays pour l’ensemble des élèves. Et j’aimerai dire que le plus petit détail dans la pédagogie de l’intégration (PI) n’est pas le fruit du hasard mais que l’ensemble de la théorie a été expérimenté dans plusieurs pays.

Vous venez d’évoquer la PI après plusieurs années de recherche et d’expérimentation. Quelle définition faites-vous de cette pédagogie ?
C’est une pédagogie qui s’articule autour de cinq axes. Elle exprime la volonté de rompre avec la mondialisation qui considère l’école comme une passerelle au service du système économique et de la course au profit. La PI cherche, au contraire, à outiller chacun, de manière concrète et réfléchie, en vue d’apporter une contribution significative au bien-être commun. En terme de finalités, la PI ambitionne de mettre en adéquation la commande sociale et l’école, l’amélioration de l’efficacité du système éducatif et son équité. Elle propose, à cet effet, des pistes concrètes pour favoriser l’insertion de l’élève dans la société à travers la scolarité de base. En terme de contenus, elle reconnaît la nécessité de développer différents types de contenus tout en développant chez l’élève des savoir-être et des capacités transversales pour les réinvestir dans des situations complexes. En terme d’orientations pédagogiques, elle affirme la nécessité de se préoccuper des processus pédagogiques, des difficultés rencontrées par les élèves, et pas seulement des résultats obtenus. Dans cette vision, elle ne rejette aucune méthode didactique qui place l’élève au centre des apprentissages. En terme de profil de sortie de l’élève, la PI affirme l’importance de définir un profil de compétences et de savoir-faire.

Au fait, il y a des enjeux énormes qu’affrontent la PI et avec elle l’éducation. Est-ce pour autant si inquiétant ?
Il faut se dire qu’à l’échelle mondiale, les systèmes éducatifs s’engagent vers la pire combinaison qui soit. Ils sont de plus en plus uniformisants et de plus en plus inéquitables malgré la bonne volonté de certains. Actuellement, le modèle dominant est celui de l’approche par les standards (dérivé de la pédagogie par objectifs). Il est basé sur le principe de l’employabilité, il réussit à bien travailler sur le concret, l’évaluable, mais fait l’impasse sur le complexe. C’est un modèle qui est confronté à trois limites majeures. Primo, il est uniformisant et aliénant. Secundo, il est profondément inéquitable, puisqu’il vise à ne former qu’une élite hautement qualifiée. Tertio, il tend à manquer de profondeur. Le défi aujourd’hui, relevé par la PI, est de combiner le complexe (le sens) et le concret (l’évaluable). Du fait des gonflements des programmes, des pressions livresques sont exercées sur l’enseignant qui doit faire plus de choses en moins de temps. Il se contente d’apporter des connaissances qui ne développent pas l’esprit critique chez les élèves.

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