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La chasse aux nazis (2)

© D.R

Lui seul est capable de réunir une équipe sûre, composée d’agents qui ne commettront pas le moindre impair durant la longue opération qui aboutit à l’enlèvement et au transfert d’Eichmann en Israël. Lui seul a le pouvoir de réquisitionner un long courrier de la campagnie El Al pour le vol très spécial Buenos Aires-Tel-Aviv avec escale au Brésil. De sorte qu’en 1960, quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les rescapés des camps de la mort pourront, grâce à Isser Harel, venir un à un apporter leur témoignage accablant contre Eichmann et décrire les atrocités nazies. L’enlèvement d’Eichmann et son procès à Jérusalem confèrent une nouvelle dimension à la force de dissuasion d’Israël. Les antisémites de tous bords, les néonazis et l’ennemi arabe découvrent que les tueurs de Juifs ne sont plus assurés de jouir de l’impunité. Le bras d’Israël finira par les atteindre, même si la poursuite doit durer des années. La peur de représailles grandit au point que d’anciens nazis au service de divers gouvernements arabes offrent leurs services au Mossad. En fait, avant même l’enlèvement d’Eichmann, plusieurs d’entre eux s’étaient proposés comme agents doubles en faveur d’Israël. Le phénomène va s’accélérer et gagner de l’ampleur après le procès à Jérusalem. L’Obersturmführer Walter Rauf est un des premiers « volontaires » entré au service du Mossad. Cet ancien colonel de la Gestapo, chargé du dispositif de chambres à gaz mobiles, est responsable de l’assassinat de plus de cent mille enfants, femmes et vieillards juifs. Le colonel Rauf a également orchestré une attaque contre l’économie de guerre britannique en imprimant et en diffusant de fausses livres sterling. Après la défaite de l’Allemagne nazie, Walter Rauf réussit à gagner la Syrie. En 1948, il est le conseiller militaire de l’état-major syrien qui dirige l’invasion du nord d’Israël dans le but d’empêcher l’instauration de l’Etat juif. Il devient ainsi l’homme de confiance de Husni Zaim, venu au pouvoir au gré d’un de ces putschs militaires si fréquents à Damas en cette période. Après l’assassinat de Zaim au début des années 1950, Rauf prend à nouveau la fuite, cette fois en direction de l’Amérique du Sud. Durant un transit de deux mois en Europe, il contacte le Mossad de sa propre initiative, par l’entremise d’amis italiens. En échange d’une coquette somme déboursée par le Trésor israélien, l’ex-colonel de la Gestapo dresse un rapport détaillé des effectifs et des armements dont dispose la Syrie. Les agents du Mossad en contact avec lui savaient-ils que Rauf avait trempé dans l’assassinat de dizaine de milliers de Juifs ? Et s’ils le savaient, ont-ils préféré l’obtention des secrets militaires de la Syrie rêvant de détruire l’Etat d’Israël à la liquidation d’un nazi personnellement responsable de la mort de tant de Juifs ? Mais peut-on résoudre de façon satisfaisante l’alternative qui oblige à décider du moment et des circonstances où il faudrait composer avec le passé en faveur du présent? On peut arguer qu’au début des années 1950, les agents du Mossad chargés d’interroger Walter Rauf ignoraient son rôle, découvert bien plus tard, dans la conception des chambres à gaz itinérantes. Quoi qu’il en soit, Rauf s’en est tiré sain et sauf. C’est un fait. Installé avec sa famille au Chili, il s’y est tranquillement éteint en 1984. Au moment de sa décision d’enlever Eichmann à Buenos Aires, le Mossad savait donc que Rauf vivait au Chili. Mais Adolf Eichmann, symbole vivant des excès démoniaques du nazisme, était bien plus important. En tout état de cause, même un chef du Mossad particulièrement efficace aurait eu du mal à lancer une opération dépassant l’envergure de l’enlèvement d’Eichmann. Isser Harel recevait continuellement un flot de renseignements sur l’existence discrète d’autres grands criminels nazis : Martin Bormann, le bras droit d’Hitler ; Heinrich Müller et, bien entendu, Josef Mengele, le diabolique médecin d’Auschwitz. Vérification faite, il s’agissait souvent de rumeurs sans grand fondement. Tout un faisceau de preuves indiquait cependant avec certitude que Mengele était en vie. D’après une information parvenue à Isser Harel, il avait quitté l’Argentine pour le Paraguay peu de temps avant l’enlèvement d’Eichmann. D’autre part, Harel était préoccupé par l’affaire des savants allemands en Egypte. Pour lui, leurs activités représentaient une poursuite des agissements du Troisième Reich, cette fois au service de Nasser contre les Juifs d’Israël. Meir Amit, né et élevé en Israël, était naturellement moins enclin qu’Isser Harel à régler un compte émotionnel et historique avec le nazisme. Général d’armée, il sait que, dès la fin des années 1950, des officiers supérieurs de Tsahal ont effectué des séjours secrets dans les bases de la « nouvelle » armée allemande, la Bundeswehr. Amit est aussi d’accord avec Ben Gourion et Shimon Peres, directeur général du ministère de la Défense, « sur la nécessité d’ouvrir une nouvelle page avec l’Allemagne ». D’ailleurs, l’Allemagne de l’Ouest livre secrètement à Israël des hélicoptères, des chars et d’autres armes – avec l’accord des Etats-Unis. Et l’industrie militaire israélienne lui vend pour des millions de dollars de mitraillettes Uzi, de mortiers et d’obus. Meir Amit a, lui-même, établi le contact direct avec le service de contre-espionnage allemand. Ce climat ne favorise pas le déploiement d’efforts particuliers pour la chasse aux criminels de guerre. Néanmoins, lorsque l’occasion s’en présente, Amit ne la manque pas. Sauf que cette fois, il ne s’agit pas d’enlèvement, mais de liquidation. Combien de fois peut-on enlever des nazis et faire leur procès à Jérusalem ? En 1964, Lévi Eshkol, qui a succédé à Ben Gourion à la tête du gouvernement et du ministère de la Défense, autorise ainsi le Mossad à liquider Çukurs. L’opération est préparée, jusqu’au dernier détail. Zeev Slutzky m’a raconté l’affaire peu de temps après l’exécution de Çukrus en Uruguay, le 23 février 1964, dans une villa en location. Zeev Slutsky est né à Nahalal, le moshav de Moshé Dayan, et sa différence d’âge avec Dayan ne l’empêche pas de devenir son ami intime, de même qu’il sera le meilleur ami d’un autre officier supérieur de Tsahal, Ariel Sharon. Slutzky fait partie de ces jeunes kibboutzim et moshavniks toujours prêts à se porter volontaires pour les missions les plus dangereuses. Carrure solide, teint bronzé, cheveux noirs ondulés, toujours souriant, il a l’âme candide. Lorsque la direction du Mossad passe à Meir Amit, Zeev continue d’y servir et décide d’hébraïser son nom. Etant cousin de Meir Amit, il adopte officiellement le même nom de la famille. Le chef du Mossad l’englobe dans l’équipe chargée de se rendre à Montevideo pour liquider Çukurs. Zeev me raconte dix ans plus tard, en octobre 1973, alors que nous étions sur les rives du canal de Suez : Nous étions quatre. Avant le départ, nous avions passé des semaines à étudier le matériel recueilli sur Çukurs. Je n’avais jusqu’alors jamais entendu son nom. Le dossier établi par le Mossad m’a appris qu’il avait commandé les unités lettones associées aux SS dans l’assassinat de Juifs après l’entrée des Allemands en Lettonie. J’ai lu le détail des atrocités commises par Çukurs contre la population juive. Il lançait des enfants en l’air et faisait exploser leur crâne à coups de balles, sous les yeux de leurs mères. Il tirait dans le ventre des femmes enceintes, torturait à plaisir. Bref, une brute sadique de la pire espèce, un criminel de guerre au sens complet du terme. Très sportif, féru d’athlétisme, c’était aussi un pilote émérite, décoré pour avoir effectué la première liaison aérienne entre la Lettonie et l’Afrique. Après la guerre, il s’était installé au Brésil, aux environs de Sao Paulo. Mis au courant de nos intentions, les dirigeants de la communauté juive de la ville ont exprimé des doutes, craignant la réaction antisémite des nombreux Allemands vivant à Sao Paulo. Il a donc fallu mettre au point un plan compliqué pour sortir Çukurs du Brésil. Tout en menant une vie normale avec sa famille, il était naturellement méfiant. Il exploitait une société d’hydravions de plaisance au bord d’un lac voisin de Sao Paulo. Le Mossad lui a envoyé un agent qui s’est fait passer pour un homme d’affaires autrichien désireux d’ouvrir une station d’hydravions de plaisance à Montevideo, qui serait la succursale uruguayenne de celle de Çukurs.
• D’après «Mossad, 50 ans de guerre secrète» de Uri Dan

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