Société

Bonnes feuilles : Un regard calme sur l’Algérie (6)

© D.R

De toutes les façons, avec ou sans khamssa, nous avons crié victoire trop tôt, et les « Fennecs », qui avaient la possibilité d’aller au moins jusqu’aux demi-finales, n’ont pu passer le premier tour pour cause de «match-combine» entre l’Autriche et la RFA. Il faut bien l’avouer aussi, notre ivresse était malsaine. Avions-nous le droit d’être aussi heureux et insouciants alors qu’à des milliers de kilomètres nos frères libanais et palestiniens tombaient sous l’avancée des chars israéliens ?
Certes, nos joueurs avaient triomphé d’une équipe germanique méprisante, mais cette dévotion égoïste au dieu Football nous a porté malheur. Nous ne le savions pas encore, mais en cet après-midi du jeudi 16 juin 1982 el-ayn venait de frapper, et il aurait fallu qu’une main de Fatma gigantesque étende sa paume protectrice sur tout le pays pour le protéger de l’ombre funeste qui commençait à chasser le scintillement opalin du ciel.

Une violence qui n’a étonné personne
Plus de vingt ans après ce beau jeudi, il est évident qu’Alger a renoncé à nous aimer. Elle a vu trop de sang, vécu trop de folies. Les massacres à ses portes lui ont fait perdre confiance en nous qui ne lui offrons plus que pleurs, effroi et amertume. Dans sa colère, elle nous rend vraisemblablement responsables des cataclysmes qui ne cessent d’ébranler ses fondations. D’ailleurs, peut-être est-ce pour rendre service à la ville blanche que la nature lui inflige des douleurs destinées à faire fuir ses habitants. En tout état de cause, il faudra du temps pour qu’El-Bahdja nous pardonne…
Que reste-t-il de l’allégresse du mois de juin 1982 ? Combien de ceux qui dansaient alors dans la rue sont-ils morts, emportés par la violence et le terrorisme ? Lorsqu’ils évoquent un être cher disparu avant la fin des années 1980, les Algériens disent souvent qu’il a eu de la chance : celle d’être parti sans avoir à souffrir de la déchéance d’un pays qui promettait tant. Depuis 1992, plusieurs ouvrages ont été publiés expliquant la lente glissade vers le chaos, mais en 1982 combien d’Algériens se doutaient-ils de ce que le destin nous préparait ?
En ce qui me concerne, ce n’est que quatre ans plus tard, en 1986, que j’ai deviné de manière fugitive que la violence ne faisait qu’attendre son heure, et encore m’a-t-il fallu vivre les émeutes d’octobre 1988 pour en être définitivement convaincu. Chaque fois que cela m’est possible, je demande aux compatriotes que je croise, surtout les plus âgés, quel crédit ils auraient accordé à une Cassandre venue annoncer que leur terre s’embraserait dix ans à peine après la victoire sur la RFA. Les réponses vont toutes dans le même sens : une telle prophétie ne les aurait guère surpris. Pourtant, et à l’exception de ceux qui y voient l’occasion tardive de justifier un exil décidé au début des années 1980, rares sont ceux qui avouent avoir vraiment pris conscience à l’époque des dangers représentés à moyen terme par le verrouillage du champ politique, même si les islamistes ont très tôt inquiété les plus lucides.
En fait, les gens que j’ai interrogés ont toujours eu la certitude que les choses finiraient un jour ou l’autre par tourner mal pour l’Algérie indépendante. Cela n’avait rien à voir avec l’habituel fatalisme des musulmans face au Mektoub, à ce qui est écrit. Il s’agissait plutôt d’une inébranlable conviction, celle que l’Algérie n’avait pas totalement payé son dû à l’Histoire, comme si un mauvais œil tenace empoisonnait notre terre, faisant des Algériens un peuple né pour souffrir, quoi qu’il fasse et quoi qu’il tente. Comme si ce pays avait un jour triché ou usurpé sont destin et que dût tôt ou tard venir l’heure de la grande punition.

Le legs de l’Histoire : un doute permanent en l’avenir
J’appartiens à une génération née juste après l’indépendance. Contrairement à celles qui l’ont précédée, elle n’a jamais, du moins consciemment, considéré son existence comme relevant d’un fait exceptionnel. Nous étions nés libres, nous vivons dans un pays indépendant, allions à l’école publique, étions soignés gratuitement, nourris sans grandes peines… Quoi de plus normal ? Durant les temps d’insouciance – j’entends les années 1970 et le début des années 1980, qui certes n’étaient guère faciles mais au moins la paix civile était-elle une réalité -, je crois que nous n’avons pas suffisamment porté attention aux prémonitions silencieuses de nos aînés. Avec le recul, je comprends mieux aujourd’hui leur anxiété,leur incapacité à nous communiquer un réel enthousiasme pour l’avenir.
On peut expliquer cette retenue par l’absence de démocratie, par la gangue de fer injuste imposée à tout un peuple par Houari Boumediene, qui n’était rien d’autre qu’un dictateur, ou enfin par le poids étouffant de la sécurité militaire, mais je reste persuadé qu’il n’y a pas que cela et je m’interroge : d’où venait, d’où vient encore, ce doute systématique vis-à-vis de l’avenir ?
Est-il dû à notre appartenance à une terre de passages que des invasions toujours brutales et sanglantes ont dévastée au fil des siècles ? Romains, Byzantins, Vandales, Arabes, croisés, Turcs, Espagnols, Portugais… une cascade d’incendies interrompant de rares périodes d’accalmie et de prospérité qui ne duraient guère.
Bien sûr, il y a aussi et surtout la colonisation française et ses dégâts: la violence de la conquête et des «campagnes de pacifications», la destruction d’une société, le déracinement de centaines de milliers de paysans, avec, pour finir, une terrible guerre d’indépendance. Mais est-ce tout ? Je n’en suis pas sûr. Ce n’est qu’une simple intuition, mais je dirais que nous sommes porteurs des séquelles d’un immense traumatisme antérieur à 1830, que la colonisation n’a fait qu’aggraver. Cette blessure cachée que nous peinons à exhumer est peut-être ce qui nous rend si difficilement aptes au bonheur.
Cent trente-deux années d’injustices extrêmes, de violences et de mépris ne pouvaient suffire à faire douter de lui-même un peuple si profondément attaché à sa terre.
J’aborde ce thème avec prudence car je sais qu’évoquer l’Algérie d’avant 1830 n’est pas une démarche neutre, et il est saisissant de constater comme cette question continue de provoquer d’interminables polémiques entre intelligentsias algérienne et française. Le discours officiel algérien, inspiré par le mouvement nationaliste, n’a de cesse de recourir à l’Histoire pour prouver que la nation algérienne existait avant cette date. Pour lui, prétendre le contraire – ou, en ce qui me concerne, nuancer cette assertion -, c’est rejoindre, aujourd’hui encore, le camp des colons et de l’OAS, c’est donner du crédit à la fable coloniale de la « terre sans peuple », ou plutôt à la « terre aux multiples races et tribus, sans maîtres ni destins communs ». Pour ma part, j’ai longtemps cru à la version officielle d’une nation déjà existante avant le débarquement français de Sidi-Fredj et ayant pour ciment l’Islam et la langue arabe. Avec le recul, je me rends compte combien cette thèse recelait de contradictions. Qui étaient les Turcs ? Des Algériens ou des envahisseurs ? Pourquoi alors nos livres d’histoire, notamment celui de terminale, nous expliquaient-ils que l’émir Abdelkader avait été le bâtisseur de la nation algérienne ? N’existait-elle pas avant lui ?
La découverte de zones d’ombre, de simplifications et de justifications a posteriori a provoqué en moi un véritable désarroi, au point qu’une autre version, très en vogue en Algérie dans les années 1980, s’est imposée : la colonisation française, et la résistance qu’elle a provoquée, aurait créé la nation algérienne. Pour simplifier, elle en aurait été le catalyseur involontaire.

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