Société

France : Les démons de l’islamisme (50)

© D.R

Les gros bras lynchent «Monsieur Propre»
Paris, 28 mai 1998

La scène se déroule dans le 13ème arrondissement de Paris. Mahjoub Bentebria descend au parking, sous son immeuble. Le directeur de l’administration générale de la Mosquée de Paris est un homme droit, robuste, un peu autoritaire. Il ne manque pas de charisme. Soudain, deux hommes sautent sur lui, lui infligent des coups de barre de fer, le coupent au visage avec un cutter. Lacéré près de l’oeil et de l’oreille, le numéro deux de la Mosquée gît dans son sang. Les agresseurs le laissent pour mort, à même le béton. En fait, Mahjoub Bentebria survit. Au cabinet de Jean-Pierre Chevènement, on s’étonne que Dalil Boubakeur se montre «très peu solidaire» de son second. Plus tard, il affirmera tout de même que l’acte «dont avait été victime notre ami avait été un véritable coup de massue». Les auteurs n’y sont pas allés de main morte. Ancien médecin, Boubakeur suppute «une volonté homicide». Clairvoyant, le recteur. Après quatre mois de convalescence, le directeur de l’administration réintègre son poste. Pas pour longtemps. Car le recteur ne perd pas une minute. Il licencie aussitôt son salarié, pourtant plein de stigmates et de séquelles.
Recruté à la Mosquée de Paris en novembre 1995 pour mettre de l’ordre dans les comptes. Bentebria aura tenu trois ans. «Monsieur Propre» avait pourtant du travail. Accusant un découvert de 92 millions de francs, la Grande Mosquée avait été déclarée en cessation de paiement en 1992. Un accord de rééchelonnement avec le fisc avait été trouvé, mais il subsistait des défaillances de gestion sidérantes. La comptabilité commerciale n’était pas respectée et les cotisations à la caisse du culte presque jamais versées. Même le trésorier n’était pas en règle! En décembre 1998, Dalil Boubakeur se fera convoquer par l’inspection du travail, car seraient employés des «jardiniers, cuisiniers et agents d’entretien» sous couvert d’un «statut d’agents du culte».
À la suite de l’agression, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire du chef de «tentative de vol avec violences». À noter : il s’agit d’une agression sans butin, et donc sans doute sans autre mobile que la volonté de blesser ou de tuer. À quelle fin? Pour intimider Bentebria? «On va lui faire l’oeil», ont juste crié les auteurs en passant à l’acte. La juge d’instruction Marie Christine Devidal, qui s’occupe aussi d’éclaircir la mort de la princesse Diana sous le tunel de l’Alma, confie l’enquête à la brigade criminelle. Le 16 septembre 1998, quatre Algériens et un Marocain sont placés en garde à vue : des ennemis de Bentebria qui, à tort ou à raison, ont fait les frais de ses décisions. Mais ces suspects quittent libres le quai des Orfèvres, à la fin de la journée. Comme par hasard, une autre piste survient le lendemain, lorsque la magistrate reçoit à son cabinet un courrier signé d’un mystérieux «Ésope». Le timbre a été oblitéré dans le 14ème arrondissement de Paris le 16 septembre à 19 heures, soit grosso modo au moment où les menottes étaient retirées aux gardés à vue.
Tapée à la machine, longue de quatre pages, la missive commence comme suit : «La «vitrine» de l’Islam de France est devenue un panier à crabes où les différents clans de la mafia politico-financière algérienne se combattent pour le contrôle de la manne financière de la viande halal. L’affaire Bentebria trouve son origine dans la guerre sans merci que se sont livrée deux clans des services de sécurité algériens pour le contrôle de ce pactole.» La Mosquée de Paris étant habilitée à certifier la viande halal, elle peut en retirer des gains importants. Des factions ont-elles voulu se les approprier, et les litiges commerciaux se sont-ils soldés dans le sang? Attention, manipulation. Comme toute tentative de distorsion de la réalité, la lettre mêle le vrai et le faux.
Il est ainsi écrit que le colonel Habib Souames, responsable de la sécurité militaire à l’ambassade d’Algérie à Paris, a imposé le recrutement de Bentebria à Boubakeur. Aujourd’hui, l’ancien directeur de l’administration de la Mosquée récuse de fond en comble ces accusations. L’auteur malicieux assure que l’équipe du principal opposant de Bentebria, Rabah Dramchini, travaillait pour un service concurrent, la Direction générale de la Sûreté nationale. Mais alors, l’agression? Elle serait liée, toujours selon le courrier qu’il ne faut pas forcément prendre au pied de la lettre, à un contentieux financier entre plusieurs porteurs de parts de sociétés de certification de viande halal. Un autre courrier signé Ésope, daté du 15 octobre, apporte d’autres précisions.
Un groupe de limiers de la brigade criminelle entreprend de vérifier une par une les allégations de l’étrange Ésope. Les policiers n’ont aucun mal à trouver la trace du colonel Habib Souames. Cet ancien conseiller à l’ambassade d’Algérie à Paris, décédé à l’époque de l’enquête, s’appelait en fait Mahmoud Souames. Dans le petit cercle du renseignement, le colonel «Habib» est une célébrité, avec une réputation de tireur de ficelles de l’Islam de France. Les policiers se plongent ensuite dans les comptes de plusieurs sociétés de viande halal, la Société générale de contrôle de viande halal (SGH), située à Nantes, la Société internationale de contrôle, des produits halal, (SICPH), domiciliée à Nantes puis à Paris. Ils s’intéressent en outre à la Société de contrôle d’abattage rituel (SCAR), à la Société technique d’agréage halal (STAH) et à Halal certification normalisation (HCN). Les limiers fouillent les statuts, épluchent les comptes en banque, en vain. Dans un rapport du 1er décembre 1998, le commandant de police Pierre-Jean Grubis avertit qu’il revient bredouille de sa quête dans le monde de la viande halal: «À aucun moment de nos recherches, il n’a pu être établi de lien entre M.Bentebria et M.Habib Souames.» Pourqquoi Ésope a-t-il orienté les policiers sur une fausse piste?
Huit mois avant la sauvage agression dans le parking, la section étrangers et minorités des RG rédigeait un rapport sur le conflit entre le directeur de l’administration de la Mosquée, Bentebria, et celui du protocole, Rabah Dramchini. Officiellement, une simple question de droit du travail. Mais les hommes font parfois office de pions. Le ministère de l’Intérieur assure que ce conflit judirique a été utilisé «à des fins personnelles» par «les responsables de l’Amicale des Algériens en Europe, voire le consul général d’Algérie», lesquels soutenaient Dramchini, qui faisait alors l’objet d’une procédure de licenciement. Après l’agression de Bentebria, un conseiller de Jean-Pierre Chevènement observe que le clan de l’Amicale des Algériens en Europe entretient «des liens avec une partie des services algériens», en relation avec «des relais du Rassemblement national démocratique du président Zeroual». Une note de cabinet établit que, de son côté, «Mahjoub Bentebria jouit depuis son installation de la protection du chef d’antenne de la Direction du renseignement extérieur à l’ambassade d’Algérie», à l’époque le colonel Benguedidia. Bref, place Beauvau, on considère que le lynchage dans un parking parisien est un avatar des luttes de pouvoir entre factions algériennes.

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