Société

Le regard du professeur (16)

Hatim Betioui : Vous n’etes pas resté longtemps au ministère des Affaires étrangères. Dans quelles circonstances l’avez-vous quitté ?
Abdelhadi Boutaleb : Mon départ des Affaires étrangères était dû à la volonté du Roi Hassan Ii de me voir assurer la présidence de la nouvelle Chambre des Représentants. Il a décidé de mettre fin à l’Etat d’exception et a amendé la Constitution de 1962. En 1970, conformément à la nouvelle Constitution, la Chambre des Représentants a été élue, tandis que la seconde chambre a cessé d’exister. Désormais, deux-tiers des membres de la Chambre étaient élus au suffrage universel, alors que le troisième tiers provenait de ce qui constituait la chambre des Conseillers (supprimée) c’est-à-dire qu’ils étaient choisis par un collège électoral comprenant les Conseils municipaux, les Chambres professionnelles et les syndicats.
Les partis d’opposition se sont déclarés insatisfaits des dispositions de la Constitution de 1970 qu’ils ont considéré comme un recul par rapport à celle de 1962. Ils aspirent à une Constitution plus démocratique, dotant les pouvoirs exécutifs et judiciaires d’attributions plus importantes. Le Roi Hassan II tenait, malgré tout, à ces élections, et l’opposition les a boycottées. Il m’a convoqué pour me dire : « Je vous prie de vous présenter aux élections. Je vous pressens in cha Allah, si vous êtes élus, comme Président de la prochaine Chambre des Représentants.».
Dans quelle circonscription vous êtes-vous porté candidat dans les élections ?
J’ai présenté ma candidature hors de Casablanca et de Mohammedia où je m’étais présenté aux élections de 1963. J’étais maintenant candidat à El Jadida (au sud de Casablanca).
Au nom de quel parti vous êtes-vous présenté?
Je me suis présenté en indépendant, ne relevant d’aucun parti. Le code électoral d’alors n’imposait pas que le candidat se présente dans sa région de résidence ou de travail. De même, le scrutin était uninominal. J’ai participé à la campagne électorale, au cours de laquelle je me suis rendu à El Jadida et sa région trois fois. La tâche n’était pas bien difficile pour les candidats du fait que les partis d’opposition avaient boycotté les élections. La composition entre les candidats restait malgré tout vive, d’autant plus que certains appartenaient à des partis mais ne se sont pas présentés sous étiquette.
Je me souviens que Mahjoubi Ahardane, le Secrétaire général du Mouvement Populaire, ne s’est pas non plus présenté aux élections au nom de son Mouvement. Il ne s’agissait pas d’élire des partis, et ce n’était pas un scrutin de liste. C’était un scrutin uninominal. Aussi était-il loisible à chacun de se présenter là où il voulait. C’est à l’unanimité des Représentants que j’ai été élu Président de la Chambre, dont Mahjoubi Ahardane était membre. Il y avait cinq vice-Présidents. Le Président, les vice-Présidents et les membres du Bureau de la Chambre étaient élus pour une année seulement, mais étaient rééligibles. J’ai accompli ma mission à la tête du Parlement qui est né dans ces circonstances particulières. J’avais foi en ce que je faisais, même si je savais que l’expérience était imparfaite. De toute manière, j’étais heureux que le Maroc soit sorti de l’état d’exception que j’ai déjà eu l’occasion de commenter. Je me disais que la nouvelle expérience, en dépit de ses lacunes, était un retour à la démocratie, et c’était un acquis important. Le système au Maroc est ainsi redevenu constitutionnel, et c’est, dans tous les cas, mieux que l’état d’exception que j’avais recommandé d’éviter au pays.
Vous, le politicien brillant et l’homme de culture perspicace, avez accepté de présider un parlement boycotté par presque tous les partis d’opposition. N’avez-vous pas senti que c’était politiquement puérile ?
La réactivation de la Chambre des Représentants n’était pas sans utilité politique. Le Maroc, grâce à cela,est sorti de l’état d’exception qui n’avait que trop duré et est retourné à l’expérience démocratique. Je reconnais que ce retour n’était pas parfait, comme je vous l’ai déjà dit. L’expérience comportait des lacunes, et le boycott des partis l’a affaiblie davantage .
Cependant, cela restait, à mon avis, encore mieux que l’épisode de l’état d’exception.
J’assumais mon rôle de président du Parlement avec une indépendance totale du pouvoir Exécutif. Je me souviens, à ce propos, qu’il m’arrivait d’avoir avec mon ami et collègue Ahmed Laraki, le Premier ministre,de vives discutions politiques et juridiques au sujet des pouvoirs respectifs du Parlement et du gouvernement.
Je voulais que le Parlement joue pleinement son rôle en contrôlant et en interpellant le gouvernement, et en exerçant son pouvoir légitime. J’appliquais à la lettre les dispositions du règlement intérieur de la Chambre et j’insistais pour que le gouvernement les observe aussi. Le Premier ministre Ahmed Laraki défendait le pouvoir de l’appareil Exécutif qu’il dirigeait, pendant que je défendait les attributions de la Chambre . Le Roi suivait ces discussions de loin, sans intervenir. En effet, nous adressions une copie de nos correspondances, pour information, à M.IDRISS M’HAMDI, directeur général du cabinet Royal qui informait à son tour le Roi. Celui-ci n’évoquait pas le sujet avec Laraki ni avec moi, qui tant qu’il s’agissait des pouvoirs exécutif et législatif.
Une de mes initiatives destinées à préserver à la Chambre son prestige, a été de convenir avec le Premier ministre que , chaque mois, un ministre vienne y représenter le gouvernement. Il assumerait les fonctions de coordinateur des relations entre les deux organes, car il n’y avait pas, au sein du gouvernement, un ministre chargé des Affaires du Parlement.
Une fois, mon ami Ahmed Laraki m’a téléphoné une demi-heure avant une séance parlementaire pour m’apprendre qu’il ne pouvait pas envoyer un ministre au Parlement en raison du chevauchement avec un Conseil des ministres. Quand il m’a demandé de surseoir à cette séance, je lui ai répondu : « La Chambre ne relève pas du gouvernement et c’est elle qui détermine quand elle doit se réunir. Le gouvernement a le devoir de se faire représenter aux séances parlementaires aux dates et heures fixées. Si vous ne pouvez pas accomplir vos obligations, assumez la responsabilité de votre absence. Quant au Parlement, il va tenir sa réunion en l’absence du gouvernement ». Et c’est ainsi qu’il en a été. Le Premier ministre a fini par envoyer un ministre pour suivre nos travaux. Cependant, ces discussions d’ordre juridique n’affectaient pas les relations d’amitié qui nous liaient. A ce sujet, je me souviens d’une anecdote. Nous étions invités au palais pour déjeuner avec le Roi Hassan II et il y avait à la table royale cinq ou six convives de marque, dont le président de la Chambre des représentants et chef du gouvernement.
Lorsqu’on a apporté les fruits, le Roi Hassan II a dit : « Ces fruits sont nouveaux, la plupart parmi vous n’ont probablement pas encore goûté ces primeurs cette année. D’après un adage français, faire un voeu avant de consommer un fruit nouveau porte chance. Alors, que chacun de vous fasse un voeu ». Puis il a souri avant de lancer cette boutade sarcastique : « J’espére que ni le chef du gouvernement, ni le président de la Chambre des représentants ne fera le voeu de battre l’autre dans leur éternelle polémique ».
Vers la fin de mon premier mandat de président de la Chambre, c’est-à-dire de la première année, au terme de laquelle il est loisible au président de se présenter pour un nouveau mandat, j’ai appris que le Roi Hassan II avait engagé des contacts avec les partis d’opposition. Il leur aurait promis de modifier le Constitution s’ils acceptent de participer au gouvernement. Il leur aurait aussi promis d’organiser des élections anticipés et d’utiliser ses prérogatives constitutionnelles pour dissoudre la Chambre des représentants.
Ces informations, que j’ai accueillies avec étonnement, ont suscité chez moi une double réaction. D’une part, il serait bon et positif que la démocratie s’enrichisse de cet immense acquis qu’est le rétablissement d’un Parlement auquel participeraient tous les courants politiques, d’autant que celui que je présidais n’était composé que d’indépendants. D’autre part, j’ai décidé de refuser d’être le président d’un Parlement que le Roi peut dissoudre.

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