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Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (5)

La ville neuve est faite pour impressionner l’indigène. Au sens figuré, elle se donne à voir comme la vitrine de ce tamadûn auquel aspirent les Marocains, qui ont pris la mesure de l’Occident et en font l’apprentissage à vitesse forcée. D’où l’entrée tapageuse dans sa sphère des premiers jeunes Marocains "évolués", comme on disait affreusement à l’époque, qui s’infiltrent dans les cafés et autres lieux publics et exigent l’égalité de traitement en soutenant, dans un français châtié, la dispute avec des colons indignés par cette intrusion dans un espace qu’ils s’imaginaient réservé à perpétuité. Cette entrée en scène des jeunes Marocains horripile Lyautey, qui défend bec et ongles, contre une requête de la Ligue des droits de l’Homme, un vieux médecin colonial honorablement connu sur la place de Casablanca, ayant cravaché l’un de ces "jeunes Turcs" coupable de ne pas lui avoir cédé le passage dans la rue.
Au sens propre, cette ville neuve s’impose non seulement par sa manière tape-à-l’oeil de s’étaler dans l’espace et sa monumentalité exhibant théâtralement la différence avec la médina, mais aussi par la visibilité des casernes, qui consomment un espace incommensurable.
A Rabat, presque tout le littoral, au-delà du quartier de l’Océan, est occupé par les camps. A Kénitra (Port Lyautey), le camp militaire s’interpose comme un écran étanche entre la ville neuve et la ville marocaine, qui surgit après coup. A Meknès, l’agglomération se subdivise encore au début des années 1930 en trois parts égales, comme le révèle la photo aérienne: la médina, la ville neuve et des camps à tire-larigot, qui constituent la principale base arrière à partir desquels s’adosse la conquête, si laborieuse, du Maroc central.
Cet urbanisme carrément dualiste est-il ségrégationniste? C’est ce qu’affirme le délégué des Pays-Bas au congrès international d’urbanisme colonial accompagnant l’exposition de Vincennes en 1931. Lyautey se défend avec véhémence d’avoir voulu parquer les Marocains en médina comme l’Europe enfermait les Juifs en ghetto au Moyen Age. Il procède à chaud à un réajustement terminologique révélateur.
Il rapporte avoir voulu “faire non pas des villes européennes, mais des villes nouvelles en dehors et à côté des villes indigènes“. Pourtant, la terminologie employée dans les dahirs, arrêtés viziriels et municipaux entre 1914 et 1925 contredit ce raccordement sémantique à l’esprit du temps, au seuil des années 1930 : on y distingue sans euphémisme la “ville européenne“ de la “ville indigène“. Faut-il alors parler d’apartheid ouvert ou diffus, voire de développement séparé, comme on l’a affirmé ? C’est, croyons-nous, un contresens historique. Aucune législation n’assigne à chacun son territoire réservé, avec des couloirs de circulation, des horaires contingentés (dans la journée), des lieux d’aisance séparés, etc., comme ce fut le cas pour les Noirs en Afrique du Sud et dans le sud des Etats-Unis.
Il n’en demeure pas moins que la ville coloniale, bien avant les années critiques suivant la déposition de Mohammed V, eut la tentation de se fermer légalement à certaines catégories de Marocains: les gueux loqueteux et vermineux susceptibles d’être porteurs du typhus ou de la peste et les jeunes disoccupati. Mais c’est qu’en réalité la séparation des deux villes était inscrite dans la tête des habitants du Maroc. Elle n’avait pas besoin d’être légiférée. Il y eut bien sûr des Français amoureux du Maroc qui choisirent de vivre "en médina": ainsi, à Salé, le colonel à la retraite Justinard et Gabriel Germain, professeur de lettres au lycée Gouraud ou, a Marrakech, Denise Masson, musicienne et islamologue de renom.
Il y eut même à Fès assez de professeurs et de membres des profession libérales pour constituer, de concert avec des Marocains (Ahmed Bennani, Ahmed Sefroui), une Société des amis du vieux Fès. Mais, dans leur majorité, les Européens ignoraient les villes anciennes. Quant à l’élite marocaine, elle préféra, au début du Protectorat, ne pas s’aventurer dans les villes neuves encore en chantier au risque de se compromettre dans un rapport d’intimité avec le rûmî. Elle voit avec crainte ses fils commencer à frequenter les cafés et cinémas, qui sont en bordure des médinas. Certains bourgeois traditionalistes préfèrent se claquemurer intra muros de leur cité natale et ignorer l’étranger avec superbe.
Ils font comme si le Chrétien n’existait pas. Edouard MichauxBellaire constate, au milieu des années 1920, que les Salétins de la bonne bourgeoisie proscrivent dans leur conversation toute allusion à la présence du Protectorat (alors que la guerre du Rif bat son plein), essaient d’interdire à leurs fils de traverser le Bou Regreg pour goûter au charme vénéneux de Rabat européanisé et que des R’bati déménagent à Salé au moment du Ramadan, faisant fi de la rivalité séculaire entre les deux cités. Ils vont s’y retremper dans une atmosphère de dâr al islam et de pureté régénératrice (tahâra), du fait du splendide isolement dans lequel s’est retranchée l’ancienne république de corsaires, où les descendants d’Al Andalûs, plus encore qu’à Tétouan et à Fès, donnent le ton à la cité. Mais si cette étanchéité d’une ville à l’autre a un sens au début du Protectorat, elle correspond de moins en moins aux données nouvelles que le contact de l’Europe avec l’Occident musulman, démultiplié par le Protectorat, fait surgir à une rapidité qui effare ses protagonistes. La médina bouge, se reconfigure et explose dans son corset lacé par Lyautey. La ville neuve est débordée et submergée par des ceintures de misère nées de l’exode rural bientôt précipité: derbs et bidonvilles.

Gros chantiers et bourgades minières
Faute d’état civil, les recensements du Maroc en zone française au temps du Protectorat manquent singulièrement de fiabilité. Les Musulmans se rétractent à l’idée de passer sous la toise numérique du Rûmî. Leur peur d’être fiscalisés avec plus de rigueur est renforcée par la hantise de l’application de la conscription obligatoire à leurs fils, comme cela était le cas en Algérie depuis l’application de la loi Messimy, qui déclencha le fameux exode de Tlemcen en 1911. Le premier recensement évaluant l’ensemble de la société date seulement de 1936, fin de la "pacification" oblige. Quand on veut mesurer l’évolution de la population dans son ensemble, on ne dispose donc que de deux repères autorisant à quantifier avec un degré de vraisemblance acceptable: 1936 et 1952, en attendant le recensement ultérieur, plus fouillé, plus exhaustif, de 1960.
Mais, par contre, les pouvoirs publics maîtrisent mieux, beaucoup mieux, le monde des villes dès le début du Protectorat, même si le premier recensement de 1921 sous-évalue quelque peu la population des médinas, celle de Fès en premier lieu. On peut donc, sans trop extrapoler, confronter le mouvement global de la société marocaine de 1936 à 1952 à celui de la population citadine (définie numériquement par l’addition de 20 agglomérations érigées en municipalités dotées d’une commission et d’un embryon de budget propre).
Le recensement de 1936 dénombre en zone française, rappelons-le, 6.040.000 Marocains, dont 160.000 Juifs marocains. Celui de 1952 enregistre 7.64 1.000 Marocains, dont très exactement 199.000 Juifs.

«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet – Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages.

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