Chroniques

Label marocanité : Marjane et le marchand ambulant

© D.R

Le souvenir séjourne encore en moi. Comme un véhicule, il avait fait une manoeuvre pour un créneau inamovible entre mes sens.
L’autre jour, cet été, j’ai fait un saut à un des Marjane casablancais. Marjane, vous savez ? C’est cet endroit où la consommation ne se refuse rien. Je dois avouer que je n’aime pas les hypermarchés. On y perd beaucoup de temps. On y rentre pour acheter un truc dont on a besoin, et on en sort avec plein de choses que le désir irrépressible de posséder n’a pu réfréner. Je fut cependant frappé par un détail.
En sortant, devant le portail, il y avait un vendeur de fèves à l’eau (taïbouharri). Ni tout à fait jeune, ni vraiment vieux, cet homme semblait surgir des réminiscences de mon enfance. J’ai toujours aimé ces pois chiche fondantes, un peu tiède, avec un zeste de cumin qui célèbre des noces gustatives avec le sel. Elles sont toujours un peu mouillées, ces pois chiche. Du coup, Elles excitent les taches d’encre sèche des feuillets scolaires dans lesquelles le vendeur les emballe. Comme si la fève redonnait vie à l’encre d’une écriture encore hésitante et maladroite !
En cet instant, j’ai eu le sentiment d’être devant le Maroc d’aujourd’hui tel qu’il est. Il s’incarnait, ce Maroc, dans la juxtaposition de ces deux figures emblématiques de deux mondes qui coexistent et où l’un finira fatalement par gagner. La mutation profonde du pays s’illustrait parfaitement dans le télescopage entre la baleine et le petit poisson. Le mastodonte et le vendeur de fèves avec sa carriole défectueuse, qui bat la breloque. Une version marocaine et contemporaine du mythe de David contre Goliath.
Sans y prendre garde, la baleine est rentrée à vivre allure dans notre quotidien, nos moeurs et notre imaginaire. Désormais, les petits poissons ne font que survivre dans son sillage.
La baleine distribue copieusement ses sachets plastique (vraie calamité) qui véhiculent son image. Le petit poisson persiste à utiliser les feuillets de scolarité de notre enfance. Plusieurs générations de marocains ont perdu le souvenir précieux de leur apprentissage chez monsieur « taïbouharri ». Ces feuillets arrachés à nos cahiers scolaires se dispersent au gré des déambulations de nos multiples marchands ambulants comme autant d’enfances dérobées.
Cette mutation n’est pas sans conséquence sur nos moeurs. Les Marocains mesurent-ils les changements collatéraux qu’impose la société de consommation ? Avez-vous remarqué l’absence des mendiants à Marjane ou au Mac Donald ? Si ce sont les rares endroits où l’on n’est pas harcelé par les quémandeurs, c’est que ces derniers ont compris, malgré leur ingéniosité, que ces lieux sont des territoires où l’émotion n’a droit de cité. La mondialisation est d’abord consommation. Ceux qui n’en ont pas les moyens n’ont rien à y faire.
Et cette mondialisation est partout : Mondialisation des marchés, mondialisation des signes, mondialisation des idées, mondialisation du politique avec une gouvernementalité internationale, mondialisation des goûts…
Et comme face à la baleine, il nous faudra beaucoup de résistance pour préserver de vierges fragments de notre identité.
N’en déplaise à Marjane, il ne saura jamais faire du « taïbouharri »

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