Spécial

France : Les démons de l’islamisme (15)

Chirac s’offusque d’avoir été tenu à l’écart
Paris, 11 septembre 2001
Tout a commencé avec ces images qui ont figé la scène pour l’éternité. Intactes dans leur incroyable horreur, quasiment irréelles. Dans le ciel bleu de New York, le premier fuselage blanc s’engouffre dans la tour du World Trade Center. Quelques minutes plus tard, le second avion, étincelant de lumière, se fracasse dans le gratte-ciel attenant, comme dans un millefeuilles métallique. Fumée noire, flammes rougeoyantes, corps en perdition. Hommes d’État ou simples fonctionnaires, ce jour-là les marque tous. Peu après 14 heures, Nicolas Sarkozy, maire de Neuilly (Hauts-de-Seine), ne sait pas encore qu’il deviendra ministre de l’Intérieur et qu’il devra s’attaquer aux réseaux d’Al Qaïda : «Après un déjeuner, je rentrais à la mairie. J’ai mis LCI. J’étais stupéfait. J’ai regardé la télévision tout l’après-midi.»
Au même moment, Daniel Vaillant est dans son bureau, place Beauvau. Lui est ministre en fonction : «Il était 15 heures. Je travaillais dans mon bureau, où j’étais souvent. Ma secrétaire m’appelle et me dit : «Regarde LCI!» Je vois le crash du deuxième avion en direct. Je téléphone immédiatement à Lionel Jospin et à Alain Richard. Il faut se voir rapidement et prendre des décisions.» La garde rapprochée de Vaillant décide d’organiser une réunion de crise. Le directeur de cabinet du ministre, Bernard Boucault, ordonne que l’on ressorte des tiroirs le plan Vigipirate renforcé, qui n’avait plus été mis en vigueur depuis les attentats de 1995.
Le secrétaire général de l’Élysée, Dominique de Villepin, est lui aussi à sa table de travail à l’instant crucial. Il décroche aussitôt son téléphone et appelle Jacques Chirac, en voyage officiel à Rennes : «Il faut que vous rentriez tout de suite.» «Je ne suis pas de ceux qui ont cru qu’il s’agissait d’un film d’animation», ironiste-t-il aujourd’hui. À 17 heures, les ministres régaliens -Intérieur, Défense et Affaires étrangères- se retrouvent à Matignon autour de Lionel Jospin. Daniel Vaillant raconte : «Alain Richard décrit le plan de survol de Paris. Je présente le plan Vigipirate. Je suis chargé d’en annoncer la mise en place.» Le ministre de l’Intérieur s’exécute quelques minutes plus tard. Le djihad a attrapé le monde occidental.
Pendant ce temps, les images continuent à tourner en boucle sur toutes les télévisions. En ralenti, en accéléré. Même si le monde semble vaciller, la «petite» politique reprend ses droits. Après le rendez-vous urgent de Matignon, le gouvernement se rend à l’Élysée pour un Conseil de Défense. Revenu de province, le président de la République manifeste son mécontentement : «Je ne comprends pas que le ministre de l’Intérieur ait annoncé au nom du gouvernement la relance de Vigipirate sans m’en parler.» Chirac n’apprécie guère d’avoir été écarté de la communication. Impassible, Jospin rétroque: «J’imagine que vous auriez pris la même décision.» Le Premier ministre ajoute d’ailleurs qu’elle est de son ressort. La campagne présidentielle est en vue! Retour place Beauvau. Tous les experts avancent d’ores et déjà la piste d’Al Qaïda. Les deux conseillers chargés de l’Islam au cabinet de Vaillant, Alain Billon et Bernard Godard, sont devant leur télévision. De longue date, ils avaient pris rendez-vous à cette heure avec les dirigeants de l’Union des organisations islamiques de France, proche des Frères musulmans. Ils négocient -déjà- la mise en place du futur Conseil français du culte musulman, visant à mettre fin à l’anarchie qui règne autour des lieux de culte. L’ambiance est pesante. Les responsables de l’UOIF sont catastrophés. «Avec ces attentats, nous prenons dix ans de retard», s’effondre l’un deux. Malgré un programme de travail chargé, l’écran reste allumé dans le bureau des fonctionnaires. Le nuage grignote un peu plus le ciel bleu de New York.
Quinze des dix-neuf pirates de l’air sont saoudiens, apprendra-t-on. Les deux conseillers de Vaillant ont de quoi être sidérés. Le matin même, ils ont rencontré le diplomate Abdallah el-Falah à l’ambassade d’Arabie saoudite, avenue Hoche. L’ordre du jour de la réunion concernait le projet de construction d’une mosquée dans le 18ème arrondissement de Paris, celui où habite depuis toujours Daniel Vaillant et dont il a été le maire. Ce projet de mosquée a un caractère sensible car il reçoit l’appui de la fondation islamique Al Haramain, dont le siège se trouve à Riyad. Les services français la soupçonnent d’avoir des visées peu pacifiques. Les objectifs officiels sont déjà peu engageants: «l’expansion de l’islam, l’éducation religieuse des nouvelles générations et la soumission à la seule loi de Dieu des communautés musulmanes.» En sous-main, les militants de cette organisation non gouvernementale islamique font pire, selon une note secrète de la DST : «La fondation soutient le djihad sur divers théâtres d’opérations. Ainsi, elle s’était déjà signalée en convoyant des armes et en acheminant de nombreux moujahidine, ainsi que des fonds, lors de la guerre en Bosnie. Depuis le début du second conflit en Tchétchénie, elle apporte un important soutien, tant logistique que militaire, aux volontaires islamistes qui combattent les forces russes 1.» Les services visent juste. Malgrè les protestations de leur bonne foi, les dirigeants de la fondation ne pourront pas empêcher en juin 2004 sa dissolution par le gouvernement saoudien lui-même. Mais à l’heure où ils évoquent Al Haramain à l’ambassade d’Arabie, Billon et Godard n’imaginent pas qu’après ce 11 septembre, elle sera dans le collimateur de la CIA. Le délégué de cette fondation saoudienne pour la France, un Britanique d’origine pakistanaise, sera arrêté quelques mois plus tard, après la tentative d’attentat lors d’un vol Paris-Miami. Le terroriste, Richard Reid, voulait faire sauter l’avion avec une chaussure piégée.
À l’autre bout de Paris, pendant ce temps, sur les hauteurs du 20ème arrondissement, la caserne Mortier, le quartier général de la DGSE, vit aussi des heures agitées. À l’instant où le premier avion s’encastre dans le World Trade Center, les experts du service planchent sur un conflit en Afrique. Le directeur général, Jean-Claude Cousseran, travaille dans son bureau. Tous stoppent immédiatement leurs activités et organisent une réunion d’urgence. Ils mettent en action le «centre de situation», l’endroit le plus protégé de la caserne. Une vaste table en U découpe l’espace, qui ressemble à la fois à une salle de réunion d’un grand groupe informatique et au centre névralgique du film War Games. Le grand écran diffuse des images satellitaires «secret défense», les conversations par téléphone et les fax envoyés sont cryptés et les néons en temps de crise ne s’éteignent jamais. Cette cellule opérationnelle, dotée de moyens exceptionnels, est entrée en fonction en juin 2001. Auparavant, la permanence était gérée par une équipe reléguée dans une petite pièce avec un gros carnet de consignes et une cafetière…
À la DGSE, on se targue d’avoir enquêté de longue date sur les organisations caritatives islamistes. Sans doute. Mais toute la hiérarchie ne s’attendait pas à une attaque de cette ampleur. «Je me souviens d’avoir été rabroué par un chef de service, qui m’avait menacé de mal me noter, au motif que je travaillais trop sur Ben Laden», souligne un officier. Un ancien responsable de haut niveau en a gros sur le coeur car le niveau politique ne croyait pas à la menace : «Début 2001, les effectifs antiterroristes de la DGSE avaient été jugés pléthoriques et priés de se diviser par deux pour se redéployer sur d’autres dossiers, en particulier celui de l’immigration sauvage, puisqu’un cargo de neuf cents Kurdes était en train de caboter du côté de Fréjus.» Avec les attentats qui manqueront le monde, Ben Laden fera vite oublier les Kurdes.

1- «La Fondation islamique Al Haramain dispose dorénavant d’un délégué en France», DST, 20 juin 2001.

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