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Souvenirs de « Al-Tahrir » (5)

© D.R

Voulant me faire changer de position pour mieux m’attacher, le Lion me donna une chaude claque sur la nuque : «Tourne-toi par là, espèce de …», me dit-il avec hargne. Le bandeau me tomba des yeux, et je me retrouvai nez à nez avec deux de mes amis.
C’est vraiment étrange, l’effet qu’un des deux hommes-le chef du groupe- se leva soudain d’un bond, criant à ses collègues : «Attendez ! Allons dîner d’abord!» Il ordonna ensuite au Lion de défaire mes liens, et on me sortit dans le couloir où l’on me fit asseoir à croupe tous près de la porte de la salle. Quelques minutes plus tard, feu Moutanabbi me lança, en passant devant moi : «Si tu as quelque chose à leur dire, dis-le sans tarder. Ne te laisse pas inutilement maltraiter !»
En l’entendant me dire cela, je me demandai s’il agissait ainsi en ami ou si ce n’était là pour lui qu’une manière de faire son boulot de flic.
J’attendis longtemps que les Hajs aient fini de dîner. Quand enfin me parvint la voix du chef du groupe qui ordonnait à un des gardes de me reconduire dans «l’antichambre», je me demandai si c’était là un nouveau stratagème d’interrogatoire, ou s’il s’agissait d’une opération de sauvetage. Cette seconde hypothèse s’avèrera être la bonne.
Ceux qui venaient de subir les interrogatoires à Moulay Chérif étaient placés dans les cellules des différents commissariats de la ville. Mais si l’on jugeait nécessaire de procéder à un complément d’enquête, les détenus étaient transférés vers Dar El Moqri à Rabat, où les interrogatoires étaient menés par d’autres moyens, tels ceux décrits par Boukhari dans ses déclarations.
Je fus pour ma part transféré dans le siège du septième arrondissement de police de Derb Sultan situé derrière le marché Jmiâa. L’endroit était réputé pour ses cellules héritées de l’ère coloniale placées au fond du garage souterrain, de manière qu’à l’arrivée, le passage était rapide du véhicule de police à la cellule. Celle qui m’échut était la dernière sur la droite. On m’y poussa et le battant de fer se referma sur moi. En haut de la porte, un grillage barrait la seule fente de la cellule. Le gardien qui m’avait escorté à peine parti, j’entendis une voix qui m’interpellait dans un arabe volontairement emprunt d’accent français : «Bienvenue, Si Abed !». Je souris. J’avais reconnu la voix du camarade Kreyyem de Salé. Quelques instants plus tard, nous nous découvrions mutuellement : Kreyyem occupait la cellule contiguë à la mienne, suivi de Si M’barek, et ainsi de suite, dans des cellules individuelles. Feu Chakir devait nous rejoindre plus tard. Il était dans un piteux état. Un jour, comme nous nous dégourdissions les jambes dans la cour de promenade, il me confia qu’il avait surtout été déçu de voir un camarade – il est à présent décédé- pourtant grand militant, dévoiler, lors d’une confrontation organisée par la police, des secrets, des informations et de détails qu’il ne l’aurait jamais cru capable de révéler. Chakir, en tant que l’un des militants qui formaient à l’époque le staff du secrétariat général, devait en effet faire face aux interrogatoires les plus musclés et endurer les tortures les plus raffinées.
Je n’avais pas passé trois jours dans ce lugubre endroit que j’ m’aperçus que l’un de nos gardiens était une «vieille connaissance» du temps des sièges de Al-Tahrir. Me reconnaissant à son tour, l’homme me salua d’un geste. Le lendemain, j’étais dans ma cellule quand j’entendis le grincement du verrou qu’une main faisait glisser de l’extérieur. Comme ce n’était pas l’heure de la promenade, je regardai, intrigué, à travers la petite fente grillagée en haut de la porte. C’était ce même agent de police. D’un geste bref, l’homme entrouvrit la porte de la cellule, sortit de dessous son uniforme un numéro soigneusement de al-Tahrir, qu’il me mit à la main. Puis, laissant la porte entrouverte, afin de me donner de la lumière, il monta la garde pendant que je dévorais des yeux les pages du quotidien. Quelques instants plus tard, je lui rendis le numéro plié. Il referma la porte de la cellule et remit le verrou en place avant de disparaître. Ainsi, même au fond de ma cellule, al-Tahrir venait me fournir les précieuses «informations», dont la plus importante était d’ailleurs que le cher papier continuait à paraître. Je devais apprendre -par ce numéro comme par d’autres qui allaient suivre- que le nouveau responsable du journal était feu Abdelkabir Jaouhari.
Professeur de philosophie au lycée dont j’assurais la direction, feu Jaouhari avait l’habitude de nous rendre visite au siège du journal. C’était un intellectuel engagé, mais non un militant que l’on se serait attendu à voir prendre les fonctions de secrétaire de rédaction.
Soumis à un siège de plus en plus dur après notre arrestation, al-Tahrir ne pouvait sortir régulièrement. Quelque quinze jours plus tard, il cessa da paraître.
C’était tout naturel. Mais plus naturel encore –aussi étonnant que cela puisse être- était que les numéros du journal pussent déjouer le siège policier depuis l’imprimerie pour me parvenir dans ma cellule, grâce à un membre des CMI, un homme que je connaissais certes de vue, pour l’avoir souvent aperçu en faction devant le siège du journal, mais dont le nom me reste jusqu’à ce jour inconnu. Il faut dire que mon cas n’était pas unique : de nombreux militants arrêtés auront bénéficié de sympathies similaires dans d’autres centres de détention.
Un mois plus tard, mon dossier ne contenant rien qui pût être retenu contre moi, je fus libéré. Ce ne fut malheureusement pas le cas de nombreux autres militants qui, pour avoir échangé propos et informations avec leurs codétenus, ne trouvaient rien d’autre à dire, quand ils étaient sous la torture, que “Untel m’a dit ceci ou cela, quand nous étions rassemblés au siège qu commissariat central ! » Il s’ensuivait un infernal cercle vicieux de délations aussi compromettantes que dénuées de sens et de portée véritable !
• Un Haj à Rabat…
C’était en juillet 1963. Quatre ans plus tard, nous nous installâmes, ma femme, ma fille et moi, à Rabat, où je venais d’être nommé professeur à la Faculté des lettres. Cette fille, mon aînée, était venue au monde quelques jours seulement avant que je me fusse arrêté. Une petite fête en son honneur était prévue pour le 17 juillet 1963. Comme mon arrestation advint un jour plus tôt, la fête fut annulée.
Quand nous nous installâmes donc à Rabat la fillette avait cinq ans. Je l’inscrivis à l’école primaire Guessous. Un jour, comme nous nous dirigions, elle est mois, vers l’endroit où j’avais garé ma voiture, je sentis une main se poser sur mon épaule. Je me retournai, et un homme à la peau sombre de me prendre à bras-le-corps, me couvrant de baisers. Je le reconnus immédiatement : c’était le Haj qui m’avait donné cette claque retentissante, alors que j’étais allongé sur un banc sale, les yeux bandés, un jour – désormais lointain – de 1963. Lui aussi avait un enfant inscrit à cette même école. Nous n’échangeâmes pas beaucoup de mots. Juste un sourire, un timide et perplexe “Comment allez-vous, Si al-Jabri ?», après quoi l’homme s’en fut, tout heureux de constater que je lui tenais nullement rigueur de ses «gentillesses» d’antan…

• Par Mohammed Abed al-Jabri

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