Culture

B. Boys : les breakdanseurs du boulevard lalla Yacout

© D.R

Ils ne sont pas « une bande de jeunes ». Ils s’appelaient ce soir-là, Mehdi, Ali, Noureddine, Aziz, Rachid alias Hangbag, Nabil, Mohamed, Brahim alias Exhibit, Hamza, Abdelhamid et Akram. Ils sont lycéens, étudiants, chômeurs ou employés, ils ont entre quinze et vingt ans et ils viennent là pour breakdanser, un verbe qui n’existe pas mais ils s’en moquent, ils ne sont pas connus de toute façon pour faire comme tout le monde. Ils sont les B. Boys, B. comme Breakdance, le Groupe du boulevard Lalla Yacout, les tenants -pour ainsi dire- du hall d’un monumental concessionnaire automobile bien connu des Casablancais. Et samedi, ils vous invitent à assister au combat qui opposera, ici même, les New Style Crew aux Fashion Killers !
Le décor semble planté. Celui d’une culture clanique, basée sur la marginalité et la violence, autrement dit la rebellion. Mais tout cela ne s’applique pas aux artistes du boulevard Lalla Yacout. Eux, leur mot-clé c’est Peace, la paix. Et aussi Musique, bien entendu. Dans les écouteurs des l’un d’entre eux, ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de participer à la conversation, un flot de Rap américain : le nom d’un groupe, Massiv Breakrz, s’affiche sur l’écran du baladeur numérique du gamin. La musique est bonne, on réalise que ces breakeurs-là n’écoutent pas n’importe quoi. Cela rassure et force le respect, à la fois.
Il est vingt heures. Un peu plus haut sur l’avenue, au niveau du cinéma Lux, un autobus a renversé un piéton et lui est passé sur les jambes. Les gyrophares de l’ambulance de la Protection civile illuminent le boulevard de leurs éclats. Cela ajoute de la couleur aux enseignes qui se reflètent dans les vitrines et fait ressortir l’atmosphère plutôt inquiétante de Casablanca à la nuit tombée. Sur les trottoirs, irrémédiablement sales, les banlieusards attardés côtoient les premiers clients des bars. Les grands taxis et les autobus font la loi sur la chaussée, rendant périlleuses les traversées. L’air est à la fois lourd et électrique. Le ton est donné : il faut vraiment aimer breakdanser pour se rassembler dans un tel quartier. À moins que les breakdanseurs manquent cruellement de salles où s’entraîner…
«C’est ça le grand problème !» sourit l’un des danseurs, comme pour souligner que ça n’est pas si difficile à comprendre mais qu’ils sont pleins d’indulgence pour tous ceux qui ne comprennent pas. Le garçon enfonce le clou : «Remarque, même les journalistes qui sont venus, au moins 1900 depuis trois ans que nous nous entraînons ici, n’ont pas réussi à faire qu’on soit un peu mieux reconnus ! Mais c’est gentil de comprendre…» Le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont Peace, c’est clair. Et qu’ils aiment danser, breaker, se lancer des défis qui tiennent autant de l’exploit sportif que de la performance chorégraphique. C’est d’ailleurs la première chose qu’ils répondent souvent à ceux qui semblent leur reprocher leur existence : «Nous, on fait du sport plus de l’art! Ça exige une vraie discipline ! Ceux qui nous critiquent se contentent de regarder la télé ! Nous au moins on crée !».
Confirmation : les breakeurs ne mâchent pas leurs mots. Ils parlent rude, comme la vie. Mais ils savent se faire poètes, aussi. Par exemple lorsque spontanément, au lieu de vous répondre en paroles ils le font en chansons : des textes débités au rythme si particulier du Rap, qu’ils revendiquent comme la vraie parole des jeunes, la voix de la rue. Pour tenter de vous faire comprendre à quel point c’est important pour eux, tout ça, même si certains ne voient en eux qu’une bande de jeunes, tombée d’une étrange planète.
Ils souffrent en silence, comme beaucoup d’autres adeptes de leur art, de la réputation sulfureuse du Rap depuis l’affaire des rockers sataniques. La tête de mort et les tibias entrecroisés sur le T-Shirt noir de Abdelhamid, bachelier cette année, ne sont pourtant qu’un clin d’œil, une plaisanterie : au-dessus de la tête est écrit JACKASS en lettres majuscules ; quant aux tibias, à y regarde de plus près, il s’agit en fait de béquilles ! Le regard du journaliste sur le T-Shirt fait tilt ! Jackass, le casse-cou délirant de la télévision américaine, devient soudain l’objet du débat. L’un des danseurs proteste pour le principe : «Non, Jackass c’est un dingue qui se met en danger, ça n’est pas un symbole pour nous, nous on est très conscients et on prend soin de nous !» Omniprésent, le sentiment qu’ils ont d’être tolérés quand ils ne sont pas exploités ou instrumentalisés, imprègne le débat sur la place des breakeurs dans notre société.
Le fait est qu’à part lors du Boul’vard, le Rap, le Hip Hop et la Breakdance n’ont pas, chez nous, pignon sur rue. Que la mentalité populaire, en dépit des apparences, demeure hostile à ce genre de musique et à ses musiciens. Voila pourquoi les rappeurs du boulevard Lalla Yacout se sentent exclus. Ce qui ne les empêche pas de préparer avec enthousiasme et application le combat de ce samedi.
Les rencontres du samedi soir sur la scène du boulevard Lalla Yacout sont un rendez-vous incontournable, il parait. Tous les breakeurs du Royaume s’y retrouvent pour s’affronter ou échanger des informations, des conseils, des encouragements. Toujours cette tradition de la fraternité en action, tournée vers l’art et la création. Les danseurs du boulevard revendiquent  avec force, non sans une certaine naîveté, les valeurs supérieures du combat rituel transcendé par l’art et la créativité.
Il est vingt et une heures. Les danseurs se sont installés dans leur routine d’entrainement. Deux filles passent. Les danseurs entrent soudain en effervescence. Ces garçons-là ne sont pas de bois mais l’esprit de la danse est là, « la musique coule dans nos veines, le secret est là ! », conclut Aziz, qui consent enfin à dire ce qu’il sait, à présent qu’il a la certitude que cela ne servira pas à rien. Lui aussi en a assez de cette quasi marginalité, de cet environnement hostile et de l’indifférence publique qui deviennent vite épuisants. Décourageants, malgré la fièvre de danser. Aziz se lève et exécute un impressionnant mouvement, on comprend qu’il préfère danser que parler.
Récapitulons, pour rassurer Nabil qui veut être certain que le message est bien passé : les B Boys sont dingues de breakdance, ils représentent une façon de vivre qu’ils estiment légitime, revendiquent l’appartenance à une communauté forte de centaines voire de milliers d’adeptes, ils ont l’esprit positif et ne demandent qu’à être intégrés dans le cercle des priorités que la ville fixe à son développement. Nabil ne dit pas cela exactement en ces termes-là mais il est très explicite lorsqu’il évoque les millions dépensés par le dernier festival de Casablanca, censés promouvoir la culture populaire de la ville. Comment se fait-il qu’eux n’aient pas profité comme les autres de cet argent ? Ils sont artistes, pourtant ! Non ? Ils sont prêts à le prouver, qu’on leur donne seulement, plaide Nabil, les moyens de s’y consacrer !
Sur le marbre où se reflètent les néons des boutiques, l’entraînement se poursuit. Il est vingt deux heures, le boulevard s’est calmé. Soudain, un ivrogne traverse en direction de l’esplanade où évoluent les danseurs. L’homme est souriant, l’air amical, on dirait qu’il veut simplement, du fond de sa saoulerie, partager la bonne compagnie. Aziz se lève et va à sa rencontre. Le contact est fraternel mais ferme : Aziz fait nettement comprendre à l’intrus qu’il est le bienvenu à condition de bien se comporter. L’autre finira par tenter d’exécuter une figure de break et de s’écrouler sous les bravos. «Nous, notre drogue c’est la musique rap et la danse, commente un breakeur. Nous n’avons pas besoin de boire ni de fumer pour nous amuser, que Dieu nous pardonne nos faiblesses… A part ça, c’est chacun sa vie, chacun son destin. À nous de choisir ce qui nous fait vraiment du bien. Et nous, le rap, ça nous fait du bien et en plus, ça permet aux jeunes de communiquer et d’évoluer. Parce qu’avant tout, le rap et la danse break, c’est de la discipline, de l’effort et beaucoup de volonté. Beaucoup de solitude aussi, c’est pourquoi on est toujours heureux de se retrouver.» Samedi soir par exemple, pour la session de danse combat. Mais Peace, comme ils disent.

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