Culture

Oudayas, la mémoire bafouée

© D.R

Al Hussein ne se reconnaît plus chez lui. La Kasbah des Oudayas, où il vit le jour, il y a vingt-cinq ans, n’est plus que l’ombre d’elle-même. «Nous avons tout perdu ou presque», dit-il, la mort dans l’âme.
Ses amis d’enfance ne se comptent plus que sur le bout des cinq doigts, le reste, c’est-à-dire la majorité, a dû déménager. Une race en voie de disparition. Aujourd’hui, seulement quinze familles continuent de s’accrocher à leurs bouts de briques drapées de blanc et de bleu, érigés sur un promontoire rocheux surplombant le fleuve Bouregreg.
Les restants, très peu nombreux, font de la résistance, encore que la tentation, -puisque c’est de cela qu’il s’agit-, est irrésistible. Hassan, un jeune riverain, a tenu à saluer le courage de son grand-père qui a décliné une offre, -une offre très juteuse !-, d’un spéculateur immobilier. « On a proposé à mon grand-père 200 millions de centimes en échange de notre maison, il a refusé », a-t-il dit, d’un ton brave mêlé de fierté. Comme son grand-père, Hassan a rejeté la proposition d’un étranger qui aurait voulu louer sa petite chambre pour une somme de 5000 dirhams.
« Je ne changerais pas ma chambre contre tout l’or du monde », a-t-il tranché, déterminé. Parfait. Seulement voilà, jusqu’à quand pourrait-il le rester ? Autant que les 15 familles, issues des tribus Guich originaires du Sahara qui continuent de se suspendre à leurs demeures, comme à un espoir de survie : Drabka, Aoulad M’tah, Aoulad Jerrar, Chbanat et Aoulad Dlim, entre autres. « Nous sommes aujourd’hui cernés de toutes sortes de spéculateurs, sans compter les étrangers qui sont à l’affût de la moindre hésitation pour nous exproprier », a-t-il averti, lucide. Une chose, cela étant, reste sûre : Cette détermination risque d’être mise à rude épreuve avec la flambée des prix de l’immobilier, suscitée par le projet d’aménagement de l’Oued Bouregreg.
C’est ce qui explique, peut-être, l’excès de zèle des spéculateurs, et autres particuliers, prêts à monnayer, à des prix d’or, leur confort promis. Ce projet, tenu principalement par des investisseurs émiratis, risque de transformer l’estuaire de Bouregreg en « petit paradis terrestre ». Hassan, gardien de voitures, guette chaque déplacement « suspicieux », d’un haut-responsable ou d’un notable,  d’un « moul chkara » (argentier) ou d’un spéculateur, dans son quartier natal.
Et de citer ces grandes personnalités qui viennent garer, chez lui, des voitures luxueuses: Yasmina Filali (fille de l’ex-Premier ministre et présidente de la Fondation Orient-Occident), Docteur Kettani, Fathallah Oualalou (ministre des Finances et de la Privatisation)… « Parmi cette brochette d’illustres personnalités, il y en a un qui a réussi à décrocher un marché juteux : une belle maison sur la rue Bazou, en contrepartie d’une somme généreuse de 200 millions de centimes», révèle le veilleur de nuit, l’air un brin dépité. Autant que le serait, toujours selon le veilleur de nuit, l’ex-propriétaire de cette maison. « N’eût été sa gêne financière, l’ex-propriétaire n’aurait jamais pensé vendre sa maison.
Cette vente lui a causé beaucoup de regret. Une part de son âme y est partie », a-t-il dit, l’air défait. A l’image des façades séculaires écaillées, voire fissurées, qui gardaient jalousement la bâtisse.
« La maison fait, depuis quelque temps, l’objet de travaux de reconstruction, ce qui risque de défigurer son architecture originelle », déplore-t-il. « Les coups de marteau ont ébréché non seulement nos murailles historiques mais aussi et surtout nos âmes », dit-il, plaintif. Mais passons, car il y a plus à déplorer.
Destination privilégiée des visiteurs de la Kasbah des Oudayas, la célèbre « Tour des Pirates » est devenue la chasse gardée de Mahjoubi Aherdane. Servant, à l’époque des Almohades, de QG pour les corsaires qui écumaient l’Océan Atlantique, l’accès à cette magnifique « Tourelle » est, depuis quelques mois, condamné aux visiteurs, nationaux et étrangers compris. Du côté de la Rue «Alami », une clôture en treillis de fils de fer avait été élevée, au grand dépit des amateurs de randonnées archéologiques privés d’un droit de regard sur le très beau estuaire qui sépare Rabat et sa jumelle Salé.
A l’autre bout de la rue « Alami », la venelle « Bazou » s’est vue coupée en deux. Une muraille venait fermer l’accès au fond de cette venelle, interdisant aux visiteurs d’admirer et la « Tour des Pirates » et la charmille jonchée de rares et très belles plantes. A côté, la maison où les Megri ont vu le jour, se découvre le triste visage d’un lieu abandonné. « Hassan Megri ne vient plus dans cette maison parentale », regrette Hussein, un voisin. Autre preuve du triste sort que subit cette partie des Oudayas, une maison venait de crouler sous le poids de la négligence. « C’est là que l’on a découvert dernièrement un vieux canon gisant sous le sol », s’émerveille Hassan.
 Après cette découverte, les travaux de reconstruction ont été arrêtés. Aujourd’hui, cette maison détruite est devenue le refuge idoine des sans-abri. Comme « Larbi », alias « Bou-rioug » (le fou du village), que l’on a trouvé sur les décombres de cette maison, avec son éternelle « campagne»: une bouteille d’alcool.
Changement de décor. Zankat Jamaâ, principale rue du quartier des Oudayas. Cette rue, un débouché incontournable pour les visiteurs, est partiellement noyée dans l’obscurité. Au même titre que la grande esplanade dite « Stah loudaya» (Toit des Oudayas) où il faisait une nuit d’encre. Au grand bonheur des amoureux qui y trouvent un refuge intime. Mais aussi au grand dam des habitants. « On ne peut plus monter sur le toit de nos maisons sans être surpris par les ébats obscènes qui choquent notre pudeur, et celle de nos parents », s’indigne Hussein. « En laissant cette esplanade sombrer dans l’obscurité, les autorités observent un silence complice. On dirait qu’elles sont d’accord avec ce qui se passe sur cette esplanade », dénonce-t-il.
Ces spectacles, devenus quasi-routiniers, privent, outre les habitants, de nombreuses familles qui voudraient jouir, avec leurs progénitures, d’une belle vue panoramique sur l’estuaire. Face à cette situation, que font alors les autorités ? En criant à une certaine « complicité coupable », Hassan a quand même admis quelques efforts pour réparer ce qui peut l’être.
Et d’égréner le chapelet des « mesures » prises par les autorités pour « sauver les meubles » : arrêter l’hémorragie des ventes de maisons à des étrangers, détruire les maisons attenantes aux murailles historiques (et garder un espace de séparation d’une distance de 5 mètres par rapport à ces murailles), restaurer la fabrique d’armes « reconvertie » en usine de confection de tapis, etc. Mais voilà, objecte Omar, la trentaine : « Ces mesures ne s’appliquent qu’aux pauvres », regrette-t-il, dénonçant ce qu’il a appelé une « politique de deux poids, deux mesures». « J’aimerais bien savoir si ces mesures concerneront des ministres et autres personnalités», a-t-il défié.
Le « cas » Aherdane est vivement épinglé. Plusieurs habitants, dont des acteurs de la vie associative, viennent de déposer plainte contre l’actuel leader du MP, après avoir vainement saisi les autorités de la ville de Rabat. « Nous avons tapé à toutes les portes dans le (vain) espoir de déloger M. Aherdane, mais à chaque fois les autorités ont mis une sourdine à notre revendication. Les travaux de construction se poursuivent sur la Tour des Pirates», se révolte un universitaire. Dans cette partie de « ping-pong », la responsabilité du ministère de la Culture est également relevée. « Ce Département est censé protéger cet édifice historique, comme il le fait pour tous les sites classés patrimoine national », clame-t-il. Mais voilà, rien ne semble pouvoir arrêter les travaux. A part, peut-être, une décision judiciaire vivement souhaitée. Autrement, le gâchis continuera. Au grand mépris d’un chef-d’œuvre historique de la capitale du Royaume. Et de la mémoire bafouée de tous les Marocains.

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