Culture

Jamal Khalil : «Derb Sultan a eu la particularité d’intégrer plusieurs catégories sociales»

© D.R

ALM : Que représente pour vous Derb Sultan ?
Jamal Khalil : D’abord un ensemble de quartiers : Derb Bouchentouf (où je suis né), Derb Fokara , Riad El Ali, Derb Lihoudi, Grigouane, ensuite des espaces, Sahat Sraghna, Laouina, Garage Allal, plusieurs places que je traversais chaque jour et enfin des lieux, les cinémas : Kawakib, Atlas, Shehrazade, Mauritania, Zahra; les lieux de commerce Qoréa souk Jemaâ, le café du cinéma Malakia où on jouait aux dames; des écoles Mohammadia et Alamia ; des librairies Al Adab et Zyat. Derb Sultane était un espace multiforme, ouvert où on trouvait de tout. Pour un enfant, c’était un espace de découverte. Il représente aussi pour moi des senteurs celles des olives de «Al Qa’a», celles des céréales de Rahba, ou celles du bois coupé des menuisiers, les couleurs reproduites par les ampoules publiques qui maintenaient une faible luminosité à la tombée du jour. Derb Sultan représente surtout des sons des bruits de rues vivantes et animées et surtout la voix d’Oum Keltoum omniprésente et s’adaptant aux mouvements sinueux des ruelles.

Gardez-vous des souvenirs d’enfance de ce quartier?
Beaucoup de souvenirs sont restés éparpillés dans ma mémoire. Ils sont liés à des lieux. Il est peut-être utile d’expliquer la vie de quartier dans les années cinquante ou soixante à Casablanca . Les familles n’étaient pas isolées. Lorsqu’une personnes trouvait une maison quelque part, elle cherchait à attirer des membres de la famille ou de la tribu pour venir habiter à côté d’elle.
On s’est alors retrouvés quelque sept ou huit familles à habiter dans le même quartier de Bouchentouf. La maison d’un oncle était collée à la nôtre avec une fenêtre ouverte sur les deux terrasses. Se retrouver dans cet environnement spatial est une chance extraordinaire pour un enfant. Aller d’une maison à l’autre , gravir tous ses escaliers, sauter d’une terrasse à l’autre, vivre dans plusieurs rues, rencontrer des cousins germains, proches ou lointains ainsi que leurs amis, découvrir chaque jour de nouvelles choses. Je rentrais à la maison fatigué et attendant le lendemain.
Les souvenirs précis qui restent sont liés au bouquiniste d’une place à côté de l’école Razouq, il s’appelait Ba Omar. On empruntait chez lui des livres de bandes dessinées à un rial la journée: Rodéo, Kiwi, Akim, Zembla, Blek le roc. Les enfants venaient chez lui de plusieurs quartiers. Ils y avaient quatre marchands de BD à Derb Sultan, mais il était le plus connu. D’abord parce qu’il avait les BD les plus récentes et ensuite parce qu’il savait raconter des histoires, surtout ses démêlées avec la police lorsqu’il rentrait soul chez lui. Je prenais mon temps pour choisir une BD en l’écoutant raconter à un de ses amis ou client adulte une de ses aventures. Pour un rial de la location de BD, j’avais droit à une histoire dessinée et écrite et à une autre entendue, mais pas moins intéressante.

Quel est l’événement qui vous a marqué le plus durant cette période?
Les années soixante sont des années de transformations importantes pour le Maroc et pour une ville comme Casablanca. Ces transformations ont été vécues par chacun d’une certaine manière dans les quartiers de villes. Pour ma part, il y avait deux événements marquants. Le premier qui a marqué toute une génération c’est celui de mars 65 qui va faire basculer le Maroc vers l’état d’exception. L’évènement a fait des centaines de morts et de blessés. Il a commencé  d’une manière imprévisible dans les lycées pour enflammer toute la ville. Mon père est venu nous chercher tôt de l’école pour nous ramener à la maison pour n’en sortir qu’à la fin des événements. On entendait des balles siffler, je ne comprenais pas grand-chose.Quelques jours après, lorsqu’on a recommencé à sortir, j’a rencontré un ami qui, tristement, me raconta que son grand frère qui était dans la rue, a été touché par une balle et il s’est vidé de son sang sans qu’il trouve secours. Je ne comprenais toujours pas le sens de tout cela, mais je partageais sa tristesse. Après 65 ans, mes souvenirs du quartier sont devenus plus opaques, je ne retenais plus grand-chose.

Qu’est-ce qui distingue Derb Sultan des autres quartiers de Casablanca?
Derb Sultan appartient aux vieux quartiers de Casablanca avec la Médina, Derb Ghallef et Hay Mohammadi, ce sont des lieux d’effervescence, de mouvement et sont composés d’un ensemble de sous quartiers. Derb Sultan a eu aussi la particularité d’intégrer plusieurs catégories sociales et plusieurs types d’activités. Aujourd’hui c’est un grand quartier populaire. Avec des activités commerçantes disparates. Dans Derb Sultan des années soixante, les maisons étaient habitées par leurs propriétaires, qui les avaient construites.  Aujourd’hui, ces maisons ont été subdivisées et sous louées , les terrasses ont été construites en tôles. De nouvelles formes de bidonvilles ont vu le jour. Le quartier s’est densifié, paupérisé, les jeunes attendent. Les gens ont l’impression d’avoir subi une chute sociale. Il reste le Raja, les commerces de Grigouane et de Qoréa, Garage Allal, les rudes traversées des Kissarias. A Derb Sultan, les cinémas ont fermé et Oum Keltoum s’est tue.

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