Chroniques

Ma civilisation… ta civilisation… notre civilisation

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«Les civilisations ne se valent pas». Conclusion de sociologues ? Vérité d’anthropologues ? Ni l’une ni l’autre. Simple affirmation péremptoire d’un homme politique en mal de voix, semble-t-il, à la veille d’élections décisives pour son parti. Ma première réaction est celle des sportifs de haut niveau lorsqu’ils se trouvent devant des difficultés : revenir aux basics ! Je plonge donc dans mon dictionnaire Larousse qui me dit à l’article «civilisation» : ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale, sociale et matérielle d’un pays ou d’une société.
Notre personnage politique considère donc que les caractères propres à sa civilisation, l’occidentale en l’occurrence, lui confèrent, sinon une supériorité, du moins une avance sur les autres. Lesquelles ? Il n’a pas précisé. Le Bon Dieu reconnaîtra les siens. Il y a des chances pour que vous et moi fassions partie de celles qui n’ont pas grâce aux yeux de notre homme politique. J’en suis bien aise, figurez-vous, heureux de ne pas appartenir à la civilisation qui a bâti une part de sa prospérité sur la colonisation. Je suis enchanté de ne pas avoir d’affiliation avec ceux qui ont déclenché deux guerres mondiales, causé la disparition de millions de vies, et conçu des techniques d’extermination massive de leurs semblables, laissant une tache noire sur le front de l’humanité. Et quelle valeur attacher à une civilisation peu soucieuse de préserver l’environnement et les ressources naturelles ?
Et si une civilisation est définie par l’ensemble des caractères propres à la vie d’une société, cela voudrait-il dire que celle de notre homme politique aurait inventé, conçu, établi, créé tous ces caractères, sans intégrer les acquis d’autres civilisations, tant celles-ci sont redevables les unes aux autres ? La sienne ne doit-elle donc rien à Socrate, Aristote, Platon, dont les pensées ont été transmises à l’humanité par certains arabes ? Lesquels arabes, eux-mêmes enrichis notamment par les patrimoines culturels perses et hindous, ont véhiculé le vulgaire zéro dont personne ne veut, sauf lorsqu’il figure derrière un autre chiffre sur un chèque, surtout en quantité ! «La» civilisation de notre homme politique qui a, quant à elle, tant donné au monde  au plan des droits de l’Homme, de la pensée politique, de la science et de la culture, serait-elle sans relation avec les cultures des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique ? Sait-il au moins qu’à l’époque où l’Europe peinait à sortir des limbes de l’obscurité, une horloge hydraulique fut offerte en 807 à Charlemagne par l’ambassadeur du calife Haroun al Rachid ? Et que dire des apports d’Ibn Sina à la médecine et d’Ibn Rochd à la philosophie ?
Et si les civilisations, tels des sédiments, n’étaient en fin de compte qu’une suite de dépôts intellectuels, artistiques, moraux, sociaux et matériels qui, au fil du temps enrichissent tour à tour le patrimoine humain universel, et, telle toute innovation, cessent d’appartenir à leur auteur la minute même de leur création pour se féconder les uns les autres ? Notre homme politique sait-il à quel point il est redevable à l’autre, celui-là même dont la civilisation lui semble, disons-le sans ambages, inférieure ?
Ne devrait-il pas méditer cette citation d’Anatole France «Ce que les hommes appellent «civilisation», c’est l’état actuel des mœurs, et ce qu’ils appellent «barbarie», ce sont les états antérieurs.» Pour ma part, je fais mienne cette définition d’Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie moderne : «Toute civilisation (…) prend, à l’intérieur de chaque peuple, de chaque État, des caractères particuliers. Mais les éléments les plus essentiels qui la constituent ne sont la chose ni d’un État, ni d’un peuple. Ils débordent les frontières, soit qu’ils se répandent, à partir des foyers déterminés par une puissance d’expansion qui leur est propre, soit qu’ils résultent des rapports qui s’établissent entre sociétés différentes et soient leur œuvre commune (…) La civilisation est (…) une sorte de milieu moral englobant un certain nombre de nations, chaque culture nationale n’étant qu’une forme particulière du tout.»
Et quand bien même l’humanité s’estimerait avancée dans sa quête de l’idéal de civilisation, ne devrait-elle pas garder en tête cette réflexion du Comte de Rivarol : «Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille» ?

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