Entretien avec Dr Aicha Chorak Franky, directrice de la recherche et du développement à l’ENSI de Tanger
A l’occasion de la Journée mondiale de l’eau, Dr Aicha Chorak Franky, également experte en dessalement de l’eau de mer couplé aux énergies renouvelables, nous parle de la situation actuelle du dessalement au Maroc et des technologies modernes et innovantes utilisées dans ce domaine.
ALM : Qu’est-ce que le dessalement de l’eau de mer et quels sont les différents usages de l’eau dessalée produite par les stations ?
Dr Aicha Chorak Franky : Le dessalement de l’eau de mer constitue une solution clé face au stress hydrique, en particulier dans des régions comme Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, affectées par la pression démographique, le développement touristique et la diminution des précipitations. L’eau dessalée est utilisée pour l’approvisionnement en eau potable, l’irrigation agricole, les usages industriels, la production d’hydrogène vert par électrolyse, les infrastructures touristiques, ainsi que pour répondre à des besoins stratégiques en période de sécheresse.
Quelle est la situation actuelle du dessalement de l’eau de mer au Maroc et comment cette technologie, lorsqu’elle est intégrée aux énergies renouvelables, peut-elle contribuer à répondre aux pénuries d’eau tout en renforçant la sécurité hydrique nationale ?
Le Maroc, avec plus de 3.500 km de côtes, adopte le dessalement comme solution essentielle face à la pénurie d’eau et à six années de sécheresse. Il prévoit de produire 1,8 milliard m³ d’eau non conventionnelle par an d’ici 2030, dont 1,7 milliard par dessalement et 100 millions par réutilisation des eaux usées, couvrant plus de la moitié des besoins en eau potable et soutenant l’agriculture. Cette stratégie, intégrée aux énergies renouvelables, devient durable, limitant coûts, émissions et dépendance aux fossiles. Des projets majeurs émergent à Agadir, Casablanca, Dakhla, Al Hoceïma et Tanger. L’Afrique, riche en potentiel solaire, peut suivre cet exemple, comme l’ont fait déjà l’Arabie Saoudite, les Emirats, l’Australie, le Kenya et le Chili. Le Conseil mondial de l’eau a mandaté une étude pour créer un observatoire des ressources en eau non conventionnelles et des énergies renouvelables, qui sera implanté au Maroc.
Quelles sont les technologies modernes et innovantes utilisées dans le dessalement de l’eau de mer pour la production d’eau douce et comment les technologies émergentes permettent-elles de réduire les coûts et la consommation énergétiques, notamment grâce à l’intégration des énergies renouvelables ?
Les technologies modernes comme la distillation multi-effet (MED) et l’osmose inverse (RO), intégrées aux énergies renouvelables, permettent de produire de l’eau douce à moindre coût et avec une meilleure efficacité énergétique. Le MED fonctionne à basse température et s’adapte bien au solaire thermique, tandis que le RO, grâce à des dispositifs de récupération d’énergie, consomme entre 2,9 et 3,5 kWh/m³. Les systèmes hybrides RO-MED optimisent encore plus la performance, avec des coûts pouvant descendre à 0,50 $/m³. Au Maroc, les stations de Casablanca, Dakhla et Agadir misent sur le solaire et l’éolien. À l’échelle mondiale, les coûts varient entre 0,30 et 0,80 $/m³ pour le RO, de 0,65 à 1,50 $/m³ pour le MED solaire CSP (Concentrated Solar Power), et jusqu’à 0,40 $/m³ pour les systèmes hybrides de nouvelle génération.
Comment peut-on gérer le rejet des saumures pour minimiser leur impact environnemental et garantir la durabilité des usines de dessalement ?
La gestion des rejets de saumures est essentielle pour limiter l’impact environnemental du dessalement. Parmi les solutions figurent le rejet en mer avec dilution contrôlée, le prétraitement pour réduire les produits chimiques et les technologies de zéro rejet liquide (ZLD), qui transforment les saumures en ressources valorisables comme le sel ou le magnésium. Cela améliore la viabilité économique des projets tout en réduisant leur empreinte écologique. Les membranes de nanofiltration améliorent l’efficacité de séparation et permettent la réutilisation des saumures dans certaines applications, comme l’irrigation. En zones éloignées de la mer, des alternatives comme l’injection dans des aquifères, le traitement en station ou les bassins d’évaporation sont utilisées. Les systèmes hybrides intégrant dessalement solaire et valorisation renforcent la durabilité des installations.
Quel rôle peuvent jouer les partenariats public-privé (PPP) dans la réussite des projets de dessalement, notamment pour l’agriculture ?
Les PPP jouent un rôle clé dans le succès des projets de dessalement, notamment pour l’agriculture. En combinant l’appui institutionnel du secteur public avec l’expertise technologique et les investissements du secteur privé, ils permettent de développer des projets plus efficaces, innovants et rentables.
Des exemples comme l’usine de Taweelah à Abou Dhabi ou celle de Torrevieja en Espagne illustrent cette réussite, avec une réduction notable des coûts de production et une meilleure efficacité énergétique. Au Maroc, des initiatives comme le partenariat entre OCP et Engie pour le dessalement et les énergies renouvelables montrent l’impact stratégique des PPP dans la sécurisation de l’eau agricole et l’accélération de la transition verte.
En tant que femme scientifique et professeure, quels conseils souhaiteriez-vous adresser aux étudiants, et en particulier, aux jeunes femmes qui s’engagent dans ce domaine ?
J’encourage les jeunes femmes à s’engager dans les sciences, l’innovation et les projets environnementaux. Leur regard est essentiel face aux grands défis tels que la crise de l’eau ou la transition énergétique. Forte de mon expérience dans des projets internationaux menés en partenariat avec des institutions en Espagne, en Colombie, aux Etats-Unis et au Maroc, portant sur le dessalement solaire -à grande comme à petite échelle, notamment les solar stills- ainsi que sur les systèmes hybrides intégrant des pompes à chaleur à absorption, j’insiste sur l’importance d’intégrer la dimension genre, véritable levier pour des solutions plus inclusives, durables et efficaces.