Cette punition malgré des services rendus montre qu’il avait mis le doigt sur un point sensible. Qualifier nos dirigeants d’ « ânes » est un acte dangereux et la colère des décideurs à l’égard de Hichem Aboud vient surtout du fait qu’il a osé les traiter d’«incompétents» dans son ouvrage et au cours de plusieurs interviews. Le plus saisissant dans l’affaire est que les incompétents font systématiquement appel à des incompétents pour leur servir de paravent légal, qu’il s’agisse du poste de Premier ministre ou même de celui de président de la République (quand ce n’en sont pas, on les assassine, ou, au mieux, on les congédie, en les humiliant).
«C’est un savant, il a écrit un livre», dit un jour le président Chadli pour justifier la nomination au poste de Premier ministre d’Abdelhamid Brahimi, un srviteur zélé du pouvoir – surnommé Brahimi la Science – qui s’avéra être une calamité pour l’économie algérienne avant d’être remercié comme un malpropre au lendemain des émeutes d’octobre 1988. Que dire aussi de la désignation par les décideurs d’Abdelaziz Bouteflika – qui n’a pourtant écrit aucun livre durant ses quinze années de traversée du désert… – au rôle de candidat du pouvoir à l’élection présidentielle d’avril 1999 ? Un mandat plus tard, en 2004, tout de même consterné par le piètre bilan de l’ancien ministre des Affaires étrangères de Houari Boumediene, le pouvoir se prenait la tête entre les mains, se demandant par quel coup fourré il allait bien pouvoir se débarrasser d’un homme dont l’actif se limitait à l’assouvissement de son désir obsessionnel de jouer les chefs d’Etat et d’être reçu avec les honneurs par la communauté internationale, notamment en France, en portant dans le même temps aux mille parties de la planète une logorrhée devenue insupportable aux Algériens.
Parmi le nombre impressionnant d’écrits sur l’Algérie, l’un d’eux mérite une attention particulière. Publié à la veille de l’élection présidentielle d’avril 2004, il s’agit d’une biographie, à la fois courageuse et sans concession aucune, d’Abdelaziz Bouteflika, présenté dans l’introduction comme l’enfant « adultérin d’un système grabataire et d’une démocratie violée ». Le livre décortique l’imposture d’un homme élu à la plus haute responsabilité du pays et permet de saisir le drame d’une Algérie qui désespère d’avoir de vrais dirigeants à sa tête. Il détaille ses frasques, ses mensonges et, d’une certaine façon, il offre un résumé édifiant des tares du système algérien : incompétence, malhonnêteté, mépris du peuple, fausse réputation d’érudition et de compétence, mais aussi inconstance, absence de vision politique et incapacité à affronter le réel. La mise en cause, rude et menée par l’une des meilleures plumes de la presse algérienne, serait impensable dans tout autre pays arabe, voire en France, où le plongement correct règne en maître. Certainement partisane, alimentée par des personnalités politiques qui n’ont guère de leçons de probité à donner aux Algériens, elle illustre néanmoins le courage de nombre de journalistes algériens malmenés par un système qui n’a jamais admis leur liberté et qui rêve de les faire rentrer dans le rang.
Mohamed Benchicou a toutefois oublié de poser dans son livre une question majeure : pourquoi le système a-t-il favorisé l’élection de Bouteflika en 1999 ? Comment un homme aussi peu compétent que «Boutef» a-t-il pu abuser aussi facilement le pouvoir ? Les réponses apportées par de multiples décideurs, dont le général Nezzar, ne sont pas satisfaisantes. Ces derniers s’exonèrent trop facilement et laissent entendre que Bouteflika est une incongruité et qu’il ne saurait être représentatif des hommes qui font le système algérien. Dans n’importe quelle multinationale, un mauvais recrutement retombe toujours sur celui qui en est à l’origine ; faire une « erreur de casting » est assimilable à une faute de gestion et à une preuve d’incompétence. En faisant appel à Bouteflika, les décideurs n’ont pas été abusés ni trompés. En réalité, ils ont simplement choisi un homme à leur image, aussi incompétent et aussi peu apte à diriger un pays qu’eux-mêmes.
Retour sur le scrutin présidentiel d’avril 2004
On peut se demander pourquoi les décideurs ont, malgré leurs réticences, autorisé la réélection en avril 2004 d’Abdelaziz Bouteflika, lequel a obtenu en prime plus de 80% des suffrages. Une analyse très fréquente ce nouveau mandat comme étant un tournant fondamental dans l’histoire de l’Algérie indépendante. En s’imposant à une partie du cénacle des officiers supérieurs –notamment après avoir agité contre eux, par divers moyens indirects (presse, rumeurs…), la menace d’un recours à la justice internationale à propos des violations des droits de l’Homme par les forces de sécurité-, Bouteflika aurait, selon cette analyse, réalisé l’exploit de s’affranchir de la tutelle des militaires, prouvant ainsi que le système politique algérien pourrait finalement évoluer vers un pouvoir civil.
Cette thèse a été confortée par la démission forcée en juillet 2004 du chef d’état-major, le général Mohamed Lamari, que la chronique algéroise présentait régulièrement comme l’un des adversaires résolus du président Bouteflika. Elle a aussi rencontré une large audience à l’étranger et a été défendue par plusieurs gouvernements occidentaux, pressés, au nom du réalisme commercial, d’entériner la « transformation » du pouvoir algérien, interlocuteur désormais fréquentable. Elle repose pourtant sur un étrange postulat de départ qui place Bouteflika en dehors du pouvoir. Or, et l’histoire de l’Algérie indépendante le prouve, ce dernier en fait partie, même s’il a connu quelques années de mise à l’écart. Sa victoire à la présidentielle d’avril 2004 n’est pas celle d’un vieil opposant démocrate, c’est d’abord celle d’un clan puissant qui comprend notamment le général Larbi Belkeir. Il n’y a pas de rupture avec les présidences précédentes : le système algérien n’a pas été remis en cause. Le tour de force du président algérien, bien aidé en cela par une partie de la presse locale mais aussi par une presse étrangère un peu complaisante, c’est d’avoir réussi à endosser l’habit d’un opposant malgré le soutien d’un clan qui a le vent en poupe depuis l’annonce de la démission du général Zeroual, en septembre 1998.
La thèse de la mutation vers un pouvoir civil a permis de faire croire à l’existence d’un vrai combat électoral qui tranchait avec le formalisme dénué de contenu démocratique qui avait caractérisé la bonne dizaine de scrutins auxquels avaient été conviés les Algériens durant les années 1990. En réalité, tout cela n’était une fois de plus que parodie et démocratie de façade, car le candidat Bouteflika ne pouvait pas perdre. Il était, quoi qu’on en dise, adoubé par le pouvoir, et surtout il a fait face à une partie adverse inconsistante, ses rares rivaux sérieux ayant été empêchés de se présenter ou y ayant renoncé d’eux-mêmes. En fait, la grande force de Bouteflika a été de comprendre que les décideurs mettaient justement du temps… à décider. Encouragé par ses soutiens parmi ces mêmes décideurs, il a mis à profit chaque jour perdu en atermoiements par le pouvoir pour prendre de l’avance et se rendre incontournable. Pour autant, il ne faut pas se méprendre sur l’étendue de sa marge de manœuvre car lui aussi, en homme du système, connaît les lignes rouges à ne pas franchir.
L’absence d’une vision politique cohérente
L’incompétence ne se traduit pas simplement par le choix hasardeux des hommes. Le pouvoir n’a aucun projet de société pour l’Algérie.
Son programme politique se résume à la lutte contre le terrorisme et à un rapprochement très médiatisé avec la France. Pour le reste, le discours est creux et vise surtout à contenter les partenaires occidentaux qui pourraient un jour lui rappeler que les droits de la personne humaine doivent être respectés. Avec près de 25 milliards de dollars de revenus pétroliers par an, une agriculture qui ne demande qu’à renaître, des élites capables et une force de travail éduquée, ce pays dispose d’atouts qui lui offrent des perspectives différentes de celles que tentent de lui imposer le Fonds monétaire international (FMI), la Commission européenne ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC).